Un autre soir d’octobre


Mon très cher plus vieil ami,

C’est incroyable non ? Gigi, le retour !
Cela fait plus de quarante ans que nous ne nous sommes pas vus, elle m’envoie une photo de nous où je n’ai même pas vingt ans, elle m’apprend qu’elle suit mon blog tous les jours, qu’elle a lu tous mes livres… que mon écriture lui parle.
Je ne l’avais pas oubliée, nous avons beaucoup trop ri ensemble. J’y pensais de temps en temps. Je crois que nous en avons parlé quelques fois.

Elle se souvient aussi :
je me souviens de tes deux chats noirs, de votre appart accueillant, de vos délires , des parties de mah-jong, de la DS avec son téléphone factice, de ta superbe allure en tailleur Mugler, de votre passage dans l’Aisne quand au petit matin tu découvrais dans le jardinet des plants de cannabis de l’ancien locataire, de tes nombreuses lettres et de votre départ pour le sud et d’autres aventures.
Les années ont filé très vite, trop vite, et nous ont naturellement éloignées
je ne vous ai pas oubliés

La mémoire est vraiment une boîte de Pandore, c’est vrai comme tu me l’as rappelé que nous étions allés à la braderie de Lille ensemble, que nous étions passés la voir à Saint Quentin où elle avait été mutée.
Je la vois, petite, menue, sa blondeur en queue de cheval, elle faisait si jeune, on la prenait pour une élève dans le lycée où elle était prof. Ses yeux rieurs, humour un peu mordant ce me semble.
On ne sait jamais trop ce que les souvenirs inventent, mais les sensations, les émotions, le sentiment sont bien réels. J’ai une grande tendresse quand je pense à Gigi, nous étions jeunes, pensions sans doute que toute la vie serait ce tourbillon en fête.
Au fond, nous n’avions pas tout à fait tort, le temps est une vraie tornade, il nous pose des décennies plus tard bien loin de l’endroit d’où l’on est parti.
Je l’ai sentie un peu triste, beaucoup d’épreuves dans sa vie, mais forte et libre.

Tu as vu sur la photo tu as encore la barbe ? Tu te rends compte que j’avais oublié que tu portais la barbe ? Alors que les sept premières années passées ensemble je ne te connaissais que barbu. Evidemment ça me rappelle le jour où tu l’as rasée.
Je ne vais pas écrire à chaque fois « si je me souviens bien » mais sache que je n’ai qu’une confiance relative dans ma mémoire. Dans celle de tout le monde d’ailleurs. Il suffit d’évoquer des souvenirs avec les personnes qui les ont partagés, on voit bien que chacun a sa vision. Les plus surprenants sont les souvenirs des enfants devenus adultes, on découvre soudain un tout autre angle de vue, un peu comme une autre dimension.
Il n’y a pas de vérité. Il n’y a pas d’absolue vérité. J’aurais aimé le savoir tout de suite.

Je travaillais à Aix, un mois d’été, dans un magasin de disques sur le cours Mirabeau. J’étais derrière la caisse, je servais un client, je tourne la tête vers la rue et je vois un type louche debout derrière la vitrine qui me regarde avec intensité.
C’est un peu inquiétant, mais je reconnais le gamin de deux ans qui est avec lui, c’est mon fils. Tu avais vraiment l’air louche, le visage bronzé, le menton blanc, tu avais gardé une moustache qui te donnait un air de Hun sauvage mangeur de yaourt.
En fait, je n’avais jamais vu le bas de ton visage, c’est comme si tu avais porté un masque jusque-là.
Heureusement tu as vite rasé la moustache.
En tout cas, c’était un geste plein de symbole.
Des retrouvailles avec toi-même, non ?
C’était drôle de tous porter ces masques, ces deux années folles. Moi j’aimais bien, on ne voyait que mes yeux, et pas les rides autour de ma bouche. Je me reconnais à peine sur la photo, le regard peut-être, toi tu as ta barbe masque, on ne voit que tes yeux…
En quelle année c’était ? 1979 ? 80 ?
Entre temps on a tout de même changé de millénaire, vu des trucs incroyables (le mur, Charlie, me too, le confinement… la liste est comme un tourbillon)

J’aimerais bien revoir Gigi, je me souviens que c’était intéressant de parler avec elle, c’est précieux. Ça je l’ai su tout de suite.

A très vite,
Force, amour et douceur à toi.