La nostalgie est toujours ce qu’elle est


C’est drôle ce que l’on retient de sa vie, des souvenirs passent, comme s’ils rendaient visite. Des détails que l’on n’avait donc pas oubliés.
C’est pour moi une des bonnes choses de l’âge, comme un voyage d’un instant sur une autre planète.
Il s’y mêle un brin de nostalgie, c’est un sentiment que j’ai plaisir à éprouver ; son charme réside dans sa fugacité, autrement ce serait amer.

Mon très cher plus vieil ami,

Tout ça pour dire que je pense à toi tous les jours. Je sais que tu es fatigué, le Pitchoun me donne des nouvelles. Je crois que ta douce compagne est arrivée près de toi, cela rassure toute la famille.
Je t’écris à l’heure exquise où le soleil illumine la falaise, le Luberon lui est comme une brume dorée, on dirait une aquarelle. C’est un tableau variant chaque jour et chaque heure. Cela me rappelle que tu m’avais promis un tableau à la naissance du Pitchoun, tu m’avais dit qu’un jour tu peindrais un tableau pour moi, cela fait quarante ans, je l’attends toujours et je ne désespère pas du tout.
Depuis que je t’écris beaucoup de souvenir surgissent de nulle part. Tu me dis que cela te fait voyager, celui-là va t’emmener, je le sais. Je te le raconte avec les bribes qui me reviennent, tu me diras comment toi tu t’en souviens.
Nous habitions rue des Orphelins à Mulhouse, rien qu’écrire cela fait remonter une multitude d’images, c’était aussi l’époque Grishka, est-ce que tu as son vrai nom en mémoire ? J’aimerais la retrouver sur les réseaux. Mais ce n’est pas d’elle dont je veux te parler, c’est des petits gitans.
Je crois qu’ils étaient nos voisins, il y avait une tribu d’enfants, quelques-uns venaient chez nous et ont continué à venir quand nous avons déménagé rue du Sauvage. Ils étaient trois ou quatre mais je me souviens surtout d’une petite à grande personnalité, peut-être as-tu aussi son nom.
Ils devaient avoir entre dix et douze ans, moi j’en avais dix-huit ou dix-neuf, j’étais dans une période rouge-à-lèvres, voilette, talons hauts, ils m’appelaient Madame ou ils disaient la Dame, quelque chose comme ça. Nous les aimions beaucoup, tu les gâtais, ils étaient francs et sauvages, libres, pour eux nous étions un autre continent.
Il y avait une complicité entre nous, peut-être celle des vies un peu à l’écart.
Pour ce qui suit, je suis autant qu’on peut l’être sûre des faits, mais ils me paraissent si romanesques que je doute presque de leur véracité, c’était il y a très longtemps…
Nous avions déjà déménagé dans cet immense appartement rue du Sauvage, avec ses grandes fenêtres, ses moulures au plafond, la moquette violette dans le couloir de quinze mètres. Au rez-de-chaussée il y avait le magasin de chaussures Bata, et entre le magasin et nous les gérants du magasin. Là aussi beaucoup d’images reviennent, c’était de fréquentes fêtes, l’image du gamin des gérants qui vient nous prévenir que ses parents ont averti les flics parce que nous faisons trop de bruit. Ils les appelaient souvent mais ça amusait les flics de venir nous voir, cela devait les distraire, c’était toujours les filles qui ouvraient la porte, on baissait la musique et ça s’arrangeait. L’image des fréquentes visites du syndic et sa crise d’apoplexie dans notre cuisine quand mon frère, que nous hébergions après son divorce, dans une crise qui ne lui ressemblait pas avait mis la musique à fond en plein après-midi toutes fenêtres ouvertes. Je me rappelle que les voisins se plaignaient car ils pensaient que nous vivions en fait très nombreux dans cet appartement et que la répartition des charges était injuste et à revoir, pour les embêter nous avions ajouté une dizaine de noms sur la sonnette : Patti Smith, David Bowie, Antonin Artaud…
Nous étions dans le salon, il y avait une belle lumière, on reçoit un coup de téléphone, c’était le commissariat qui nous prévenait que nos petits gitans avaient été arrêtés pour vol à l’étalage, ils avaient donné notre numéro.
Je suis allée au commissariat, je m’étais habillée et maquillée avec soin, je leur ai dit que j’étais la mère des gamins, je les ai ramenés à la maison.
Je n’ai aucun souvenir du commissariat, je me demande comment une gamine de dix-neuf ans peut faire croire à des policiers qu’elle est la mère d’enfants de dix ans et surtout je me demande ce que je connaissais de la vie pour être juste dans mon rôle.
J’ai une image de moi à cet âge très naïve et très ignorante mais peut-être est-ce simplement vu d’ici, quarante cinq ans d’expérience plus tard.
Je sais que j’étais belle, jeune et belle, c’est peut-être un pouvoir absolu dans un commissariat.
Ou alors, à y réfléchir, les flics n’étaient pas dupes mais voulaient se débarrasser des minots.
Cela restera un mystère.
On a une photo quelque part de ces enfants, j’essayerai de la retrouver.
Est-ce que je t’ai bien fait voyager ? Tu me donneras ta version des faits et comment tu l’as perçu ?

Ce matin à la radio, il y avait une émission sur Hergé, avec des angles de vue intéressants, encore un clin d’œil pour une pensée vers toi.
D’ailleurs, où est passé toute notre collection (complète) de Tintin ? C’est toi qui l’as ou elle est dans mes cartons ?
J’ai l’image dans ma mémoire, toi et le Pitchoun penchés sur un album, tu as commencé à lui lire Tintin très tôt.
En fait, c’était ton patrimoine, tu l’as élevé dans l’apprentissage et la transmission de ta belgitude. Ça a marché, ce pays, sa culture, ses bonnes choses, son humour et son esprit décalé font partie de lui. Bien joué.
Cela dit, il a pris aussi de mon côté, il aime écrire et la cancoillotte.
J’espère que cette lettre te trouvera moins fatigué, j’espère que tu ne souffres pas, j’espère avoir de tes nouvelles par toi.
Nous sommes avec toi.
Force amour et douceur.

P.S. Si tu veux écouter l’émission sur Hergé, c’est par ICI.