Un dernier dimanche d’octobre


Mon très cher plus vieil ami

J’espère que cette lettre te trouvera dans un bon jour.
C’est un dimanche pluvieux, gris, pour nous changer les idées, Weber et moi sommes allés boire un verre au Goultois, c’est le bar sympa du quartier. A 12 km tout de même mais c’est comme ça à la campagne.
Tu connais ces sensations, ce sont 12 km de pur paysage, sans presque personne sur les routes, une promenade. Le café était décoré de grands drapeaux français et passait en grand écran le match du moment.
La Belgique vient de perdre un match contre le Mexique à la coupe du monde de foot, je te signale. La France quant à elle, est déjà qualifiée pour les huitièmes.
Je te dis ça au cas où tu n’aies pas suivi. Moi je vis avec deux garçons alors je suis au courant de tout.
Après, je frime dans les repas entre poètes, je joue la fille qui s’y connaît en foot.
En fait c’est vrai je m’y intéresse, parce que cela passionne beaucoup de garçons que j’aime, ça a commencé avec mes frères et mon père, ça continue avec mon chéri et mes fils.
A la maison, en tout cas, on vit un peu à l’heure qatarie.
Une blague circule sur les réseaux : J’éteins ma télé, je me coupe du monde.

Nous avons un souvenir commun de coupe du monde de foot, tu te rappelles ?
C’était au millénaire précédent, juillet 1998.
J’avais ouvert mon premier café associatif à la maison, La Tribu du sujet. C’était ouvert de jour là mais il n’y avait personne. Nous n’étions que tous les deux, tout le monde était allé voir le match, au café du village je suppose (est-ce que c’était encore chez Roger à cette époque ?) puisque nous n’avions pas la télé.
Nous deux, les rebelles, on lisait chacun dans un coin de la pièce en écoutant, par provocation, France Culture.
Un moment donné, le programme s’est arrêté pour nous informer que nous étions champions du monde de foot. On a ri de voir qu’on ne pouvait pas y échapper.
C’est un souvenir un peu vague mais je revois la grande pièce, les tables de bistrot, la grande et superbe table en bois, le comptoir, le chat sur le comptoir, l’étoile en bois incrustée dans le sol…
Et les soirées en fête.
J’écoutais à la radio une émission sur le cerveau. J’y ai appris beaucoup de choses, par exemple que le cerveau n’est pas du tout un ordinateur. Quand on revisite un souvenir, c’est la personne que l’on est à ce moment-là qui visite ce souvenir, avec tout ce que cela implique de changements, d’émotions… J’y ai appris un terme que je trouve très poétique, en fait le cerveau constamment stabilise l’ambiguïté de nos perceptions, il le fait avec des facteurs dont nous devrions tenir compte : le corps, le contexte. Nous ne percevons jamais les choses de la même façon, selon comment l’on se sent dans notre corps et selon l’environnement dans lequel on se trouve.
Bref, aucune vérité, aucune réalité objective, en clair tout cela est bien ce qui nous semblait : un grand bordel.
Dès qu’on pourra parler ensemble, bientôt j’espère, nous comparerons nos souvenirs, on verra ce qu’on y trouvera.

Sinon, la vie va bien par ici, je m’exalte chaque jour du paysage depuis ma baie vitrée, du ciel et de toutes ses variations, du confort d’un foyer, lumineux et joyeux.
Je t’envoie toute cette beauté dans mes pensées.
J’ai parfois l’impression d’avoir gagné la coupe du monde de ma propre vie, comme quoi mon cerveau fait vraiment ce qu’il veut.
Force et amour à toi et ta Douce


P.S. Si tu veux écouter l’émission dont je te parle, c’est ICI