118 Dimanche – Lcep 16

Précédemment

 

Le pas sûr

Le vent dans les voiles
les traces des nuages
les danses des feuillages
notre besoin de ciel

 

Pour commencer, rien n’est jamais garanti, c’est une loi de la vie. Et en ce qui concerne notre projet, de façon tout aussi pragmatique, rien n’est assuré tant que nous n’avons pas signé chez le notaire pour les terrains, tant que nous n’avons pas acheté les champs de pierre, tant que cela n’est pas acté et tamponné.
Pour l’instant ce n’est qu’une promesse – un espoir, mais il faut tout de même commencer à travailler. Le plus malin est de se servir du temps d’attente pour faire avancer le dossier. Par exemple cerner ce que nous voulons, faire des choix, esquisser un budget, concevoir une construction.
Nos moyens sembleraient ridicules à la plupart des habitants du Royaume. Il faut reconnaître qu’il y a là un sérieux challenge. Pour des raisons économiques donc, est exclue d’emblée l’idée de remettre le chantier entre les mains d’une entreprise qui s’occupe de tout/on ne s’occupe de rien. Ce serait pourtant la solution la plus sage vu notre manque d’expérience dans la construction de maison individuelle, mais on a beau retourner le problème sous toutes ses coutures, il n’y en a aucune qui nous permette cette dépense. Sauf à construire un studio, mais cela aussi est exclu. Nous emploierons des professionnels pour la construction proprement dite, mais, première constatation, tout le reste nous incombera – économies obligent.
Dessiner la maison, acheter les matériaux, organiser les travaux… Il va falloir apprendre comment faire. Cela va demander du temps, c’est un travail énorme, je ne vois ni comment ni par quel bout le prendre. Mais Weber me rassure, il est sur l’affaire, il va trouver une méthode. Nous sommes d’accord sur ce point : quand on a trouvé la méthode, le travail est déjà bien avancé.
Il a même une méthode pour trouver la méthode. Trop fort, mon petit bonhomme.

Si l’entreprise m’apparaît presque insurmontable, je vois bien que le défi l’amuse. Et si la montagne lui semble franchissable c’est qu’elle doit l’être. Pour moi aussi.
Peut-être à cause de son assonance avec le permis de construire, ma pensée ricoche sur le permis de conduire. Je m’y suis reprise à quatre fois mais je gardais présent à l’esprit le fait que tout le monde finit par l’obtenir. Je retrouve cette sensation : il n’y a de toute façon qu’une issue.
Une maison, en l’occurrence. A partir de rien. Et c’est rien de le dire.
En attendant, on en parle. C’est une manière d’avancer. On fait le tour des priorités. Enfin, de ce que l’on pense être les priorités. Je découvrirai tout au long de l’aventure qu’une bonne part de l’histoire consiste à ajuster ses priorités aux réalités. Mais n’est-ce pas ce que l’on fait, chaque jour, dans cette fameuse affaire de vivre ? Les moyens, le terrain, la loi, sont des exemples de réalités dont on doit tenir compte. Il faut être consciente du contexte (ce n’est pas pour toi, gamine), et chaque décision à prendre intègre de multiples facteurs.
Mais il y a encore de nombreuses phases et beaucoup de temps avant la réalisation, le but est lointain, et comme en plus il me dépasse, j’ai du mal à le faire admettre à mon cerveau dans le dossier des projets crédibles.
D’un autre côté, c’est un réel et vaste programme, il nécessite une bonne dose de réflexion et requiert donc mon attention. Je dois me focaliser. Mais pas trop non plus, ne pas risquer une trop grande déconvenue, ne pas investir plus que l’étape où l’on en est concrètement, c’est-à-dire pas plus loin qu’une poignée de mains.
L’équilibre est difficile à trouver (toute l’histoire de ma vie).

Heureusement, comme partout, il y a beaucoup à vivre au Royaume, ça détourne l’attention et l’impatience.
Il y a régulièrement une tablée, joviale et débonnaire, des discussions sans tabous et des rigolades collectives.
Il y a aussi les sorties, parfois je n’ai qu’à traverser la cour.
Aziza, Clément, et Dam organisent de temps en temps un évènement dans la grande salle de la galerie. Des concerts où l’on voit apparaître toute une faune. Avec elle tous les souvenirs d’assemblées vêtues de noir.
Aux beaux jours, les concerts dehors enflamment les alentours.
Un clown passe chaque été, au moment du festival d’Avignon.
Dam organise aussi des plateaux où il interviewe les artistes du quartier. La grande salle se transforme alors en studio radio. Ou en salle de cinéma quand il projette les créations vidéo locales. On y lit aussi la poésie.
Je me nourris de tout cela.
Parfois ce sont des expositions. Par exemple deux frères, artistes eux aussi, exposent les sculptures de leurs parents. Leur mère est décédée mais leur père est encore en vie, malheureusement atteint d’Alzheimer.
Un jour je croise les deux frères devant l’entrée de la grande salle, ils ont emmené leur père visiter son exposition, ils me diront qu’il ne reconnaît pas ses œuvres, ni celles de sa femme, le vieil homme est loin de lui-même. Cependant, les deux frères me présentant à lui, il me tend la main, de l’autre il enlève son chapeau, s’incline.
C’est bouleversant, cet homme qui a perdu tout son passé, sa tête, le sens de sa vie, mais rien de son élégance.
Il y a de très belles pièces dans cette exposition, si belles qu’elles sont cambriolées un petit matin. Ni Bingo, ni moi, n’avons rien entendu. C’est un peu effrayant quand on y pense. Ce que l’on se garde donc de faire. On envoie les photos des œuvres sur les réseaux sociaux. Aucune trace à ce jour.
Pour dire qu’il se passe toujours mille choses dans la vie comme elle va et le monde comme il est.
Weber et moi faisons une ou deux fois par mois la tournée des enfants et des villes – Avignon et Marseille sous toutes les lumières.

Le Royaume me fait penser à un morceau de musique. Aux innombrables versions. Par exemple, sur la petite route qui mène de Gordes à Lioux (et vice et versa), empruntée à toutes les heures, il y a chaque jour une photo à faire (un ciel sans pareil, un rapace en plané, des cerisiers en fleurs, en fruits, un champ de lavande, de coquelicots, la couleur du Luberon…). J’essaye d’en prendre une de temps en temps avec mon téléphone, mais elle ne rend jamais ce que je vois, alors je les fais dans ma tête, pour en garder au moins une impression.

Je suis à une croisée de chemins, c’est une invitation à la rétrospection – du tri dans les archives. Je prends le temps d’ouvrir et reclasser quelques dossiers, des boucles se bouclent, je tire des conclusions.
Ni la mémoire, ni la vie, ne sont des sciences exactes. Il faut de temps en temps réviser le passé. A cause de notre angle de vue qui change tout le temps, des nouvelles informations entrées dans le disque dur, des progrès techniques dans nos discernements, des yeux qui s’ouvrent par à-coups, de l’envers du décor et la nature des choses qui se révèlent au fur et à mesure.
Comme lorsqu’on revient sur les lieux de l’enfance et que tout a rétréci.
Mais ce n’est que nous qui avons pris de la hauteur.

C’est ce que l’on est censé faire – prendre de la hauteur.
Surtout quand on se lance dans une vie nouvelle.
Au printemps revenu, ma vie d’avant est déjà bien loin. Mais j’ai en même temps la sensation d’être à peine arrivée dans le Royaume.
Une amie dit que le temps est la chose la plus relative du monde.
L’absolu de la relativité.
Je renonce à le comprendre.
Je le laisse faire, coulée de sable dans les mains.
Assise sur les marches de l’Elégante, en transit, en amour, de pleine lune en pleine lune, je regarde deux années passer en deux lignes.

[Lcep – fin Partie I]

A suivre (ou pas)