132 Dimanche – Lcep – Partie 2 – 1

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Le temps de la caravane

Pour voir ce renard
presque à portée de main
traverser le chemin
vif flamboyant
sauvage
Encore

 

                  A moins de forts vents contraires, c’est le troisième mais dernier hiver que je passe en caravane. Le dernier de ma vie entière si tout va bien. Je l’espère en tout cas. Non pas que les conditions soient insupportables, je ne me plains pas, s’il le fallait je pourrais vivre le reste de mes jours en caravane, mais s’il y a moyen de faire autrement – je préfère. Je pense chaque jour à une maison douce, claire, où la douche est simplement à l’autre bout du couloir, idem pour les toilettes – nuit et jour. L’eau chaude au lavabo. Une cuisine moderne. Disons que j’ai une partie de ce confort quand je suis chez Weber mais je rêve de pouvoir accueillir enfants, familles, amis, et lui-même, chez moi. L’envie d’un toit sur ma tête plus haut que mon bras à moitié levé, d’un vrai bureau avec un fauteuil à roulettes. L’envie de me croire à l’abri.
La notion de transit s’éternise, le provisoire dure, je ne pense plus qu’à arriver quelque part. Planter mes pieds sur la roche, regarder la falaise, parier le temps d’apprivoiser l’oiseau.
Je m’y projette chaque jour, imagine tout ce que cela changera dans ma vie. Ce n’est pas très difficile à imaginer, cela changera tout, toutes les choses, donc aussi les personnes. Un déménagement n’est jamais qu’un simple déplacement.
Je l’espère et en même temps je l’appréhende un peu.
Mais que serions-nous sans nos paradoxes ?
Parce qu’une caravane ne pèse rien sur les épaules. Dans 10 m2 aucune place ne se perd, cela oblige à minimiser les fioritures. Aller à l’essentiel est reposant. Si l’on évite de se cogner aux rangements suspendus au dessus du lit, la vie y est simple. L’habitat est précaire – mais léger. C’est une vie de jeune fille. Qui ne s’occupe que d’elle. Une notion d’insouciance.
Vagabonde. Aucun lopin de terre n’est sous ma responsabilité.
Je me sens comme entre parenthèse.
Une parenthèse, par définition, se referme un jour. Et j’en suis tout de même impatiente.
J’ai remarqué que les personnes qui trouvent ma façon de vivre charmante, tellement authentique, ont des conditions de vie plutôt stables financièrement et qu’ils ne se retrouveraient jamais dans une situation aussi authentique.
Je veux marcher plus de trois pas pour sortir de ma tanière.
En attendant, je goûte les bons côtés qu’a toute chose. Le ménage réglé en deux temps trois mouvements, ou les parois si minces qu’elles ne vous isolent pas de la nature – vous en faites partie. C’est comme si l’oiseau chantait sur votre épaule. Quand c’est le sanglier qui vient rôder, c’est aussi comme s’il fouillait au pied de votre lit.
Mais vous êtes en sécurité et vous le ressentez avec acuité.
Souvent, juste avant de dormir, j’ai la paresse de traverser la cour pour aller me laver à la salle de bains. Alors pour les dents, c’est dehors, assise sur les marches, même par temps qui glace. Brosse à dent et voute céleste, mon cocktail du soir. Parfois une bonne vieille voix du blues en fond sonore. J’ai besoin de respirer une dernière fois dehors, après je peux dormir – bien.
Il ne faut pas grand-chose pour se voir en rois du monde.

Les saisons passent, je mène à terme quelques intentions d’écriture.
D’abord, mon plus important chantier trouve enfin son point final. Un livre commencé il y a cinq ans, un roman-documentaire sur des jeunes gens dans la précarité. C’est leur éducateur de rue qui en a eu l’idée, il a cherché des financements mais au final ça n’a pas fonctionné. Seulement on avait déjà commencé. Il m’avait accompagnée interviewer trois jeunes femmes qui m’ont retourné le cœur. Je ne pouvais pas ne pas écrire ce livre.
Il a été long et difficile à faire. Long, parce qu’il faut savoir que cinq minutes d’interview sur dictaphone nécessitent, même si je me débrouille pas mal avec le clavier, environ une heure de retranscription – et j’avais des heures d’interview… Ensuite il a fallu écrire à partir de là, en respectant ce qui était exprimé, et en reliant le tout pour que le livre se tienne, pour en faire un roman. Je n’ai pas l’habitude de raconter l’histoire des autres, surtout quand ce sont eux qui me l’ont confiée. J’ai eu l’impression d’écrire sur des œufs.
Sans compter tout les échos dans ma propre histoire avec lesquels il a fallu me mettre au clair.
Quand il a été terminé, j’ai envoyé le manuscrit à Charlie, l’une de ces jeunes femmes, pour avoir son avis et son accord. C’était trop à lire pour elle, c’est une amie qu’il l’a fait à haute voix. J’aurais aimé être là. Je souhaitais surtout qu’elle sente sa parole respectée mais je me demandais également si elle assumerait, des années après, ses propos si cash. Tout le monde change en cinq ans. Mais c’était mal la connaître, Charlie est vraiment une personnalité exceptionnelle, j’espère que mon livre l’a assez montré. C’était en tout cas la première fois qu’un personnage de l’un de mes romans m’appelait pour me féliciter de mon travail.
J’ai aussi commencé et abouti deux recueils de poésie. Celui sur les saisons, il a été écrit sur une année, par tous les temps, dans un esprit contemplatif, à célébrer le Royaume. Un autre autour de l’un de mes thèmes favoris : Made in Woman. Accepté tout de suite par les éditions du Boucher du Luberon.
Parfois les choses roulent malgré le peu de confiance que j’ai en moi. Voilà encore quelque chose que l’on ne contrôle pas, c’est dans les fondations, dans la construction de la base de soi. J’admire les jeunes femmes que je côtoie souvent pleines de confiance en elles parce que l’éducation et l’environnement ont évolué, parce qu’il n’y a aucune raison, parce que leurs parents ont assuré. Elles abordent la vie avec tout leur potentiel. Sans parler du changement mondial que cela engendre. Je réalise chaque jour à quel point les combats des femmes changent le monde. Il y a par exemple à l’heure présente autour de moi une majorité de couples équitables. C’est très sensible aussi dans la culture. Nous avons assisté avec Me too à un phénomène dont nous ne mesurons pas encore toutes les implications. En attendant, les films, les livres, tout commence à véhiculer d’autres images de la femme, tout cela est en train de faire son chemin. Bien sûr qu’il faut voir tout ce qui reste à faire, mais de temps en temps il faut regarder aussi tout ce qui a été fait.
Je l’ai résumé dans la première phrase de mon recueil : Je suis née plus libre que ma mère.
Il faudrait ajouter : et moins que ma fille. C’est cela qui importe.

Les saisons passent, d’autres livres s’ouvrent, je prends des notes. Sur tout.
Pour tromper l’attente, pour faire œuvre de vie, aiguiser le regard.
Il m’arrive de m’oublier à contempler l’intérieur de la caravane – mon studio d’étudiante, avec les yeux de celle qui sait que cette page est en train de se tourner. Je comprends maintenant pourquoi je l’ai voulu comme un cocon. Qui est en train de devenir chrysalide. Lorsque je passerai la carte grise à Bingo à qui j’aurai vendue l’Elégante, j’ai le sentiment que je serai très différente de celle qui a signé la vente de sa maison. Tant de choses ont et auront changées.
Il n’y a pas que la maison qui occupe mes pensées chaque jour.
C’est une re-naissance dans bien des domaines.
C’est tout ce que l’on peut se souhaiter, devenir papillon de soi-même.
Nous n’avons toujours pas signé le compromis de vente des terrains, mais c’est en bonne voie – croisement de doigts et toucher de bois – à cette heure les papiers sont chez le notaire.

Le temps est à la fois dans l’attente et dans la vie.
Trois années de grandes choses et de petits riens.
De découverte du Royaume dans des randonnées (avec la Nine, la Castafiore, et Bulle) dont on revient les joues roses. Jusque là j’étais plutôt Churchillienne : No Sport. Maintenant j’ai besoin d’aller de temps en temps marcher. C’est parce que j’ai réalisé pleinement le prix de mes jambes. J’en ai perdu l’usage pendant deux mois à cause d’un problème à la thyroïde. Je ne savais pas si j’allais marcher à nouveau. Pour ne pas tomber dans l’angoisse, je commençais à regarder les références, ces personnes modèles qui parcourent le monde en fauteuil roulant – par exemple. Mais tout de même, cela a fait froid dans le dos. Chaque pas regagné a pris une sérieuse plus-value.
Voilà comment quelques mois plus tard je me retrouve dans les gorges de la Véroncle à me surprendre moi-même. Notre Koh-Lanta, comme dit la Castafiore. Je n’ai pas réalisé un exploit, pour beaucoup ce ne serait rien, mais j’ai dépassé ce que je croyais mes limites, et ça on ne le fait pas tous les jours.
Au départ il s’agit d’une promenade tranquille, avec juste un ou deux passages moins évidents, mais rien d’acrobatique, une promenade de deux heures dans de magnifiques gorges, juste à côté de la galerie, et que Bulle et La Nine ont déjà parcourues en été, en suivant simplement le lit asséché de la rivière.
Mais nous sommes à la sortie de l’hiver, il a plu et par endroits le fond des gorges est impraticable. La promenade tranquille devient cinq heures de crapahutage, force est de passer d’une rive à l’autre, d’un passage à l’autre sur les parois des gorges, avec des endroits que je n’aurais jamais pensé réussir à franchir. On traverse l’eau de pierre en pierre, on prend l’étroit sentier de l’autre bord, on se sert de câbles d’acier et de pitons plantés dans la roche, je n’avais jamais fait ça de ma vie. Le paysage est admirable, les parois de roche, des sentiers féeriques dans la forêt, des grottes, par moments on s’attend à croiser le seigneur des anneaux ou la reine des dragons. Il se trouve des ruines de moulins tout au long des gorges, nous commençons à attendre avec impatience le dernier, derrière lequel nous devons passer pour trouver un sentier qui nous emmènera sur la crête et plus tard à notre point de départ.
Nous ne trouvons pas le dernier moulin, il était indiqué à 2,5 km, nous en sommes à 5, le soleil a déjà un peu baissé, il va falloir trouver un moyen de remonter. Nous sommes à la fois galériennes et rieuses. Bulle décommande ses invités du soir. Toutes quatre commençons à sentir qu’il ne faut tout de même plus trop plaisanter, la Castafiore fredonne des chansons mélancoliques. Nous tombons enfin sur un sentier qui remonte. Deux kilomètres plus tard, la crête coupe le souffle, on y aperçoit les Alpes, le Ventoux, la Sainte Victoire, tous les villages du Royaume.
Mais le froid arrive doucement, le point de départ est encore à 3 km. On se regarde, chacune lit la fatigue sur le visage des autres. La Nine entend une route encore au-dessus de nous, elle sait que c’est la route de Murs. On tente de la rejoindre mais le sentier emprunté nous en éloigne, nous rebroussons chemin. Après concertation, nous décidons de couper à travers la broussaille épineuse, en pente raide, nous arrivons au talus de pierres, des éboulis sous nos pieds, la rambarde enfin, la route, téléphone, Weber, tu veux bien venir nous chercher. Il le fait avec le sourire, dira qu’il n’a jamais été aussi bien accueilli.
Une bonne dose de bonheur en plus quand on enlève ses chaussures. Je suis à la fois épuisée et bien vaillante. Après cela, quelque chose a changé, je me sens plus forte.

Trois ans que je suis là. Comme un temps de fiançailles…

A suivre (ou pas)