160 Dimanche – Lcep 2-3

Précédemment Partie 1 – Partie 2

3

 

L’air du temps

 

Il en faut aussi
des gens contents
pour faire ce monde

 

En trois années, beaucoup de choses se passent, quelques unes vous marquent sans que vous vous y attendiez. L’élection présidentielle par exemple.
Elle a été pour moi une sorte d’initiation accélérée. Les engagements exacerbés ont comme déciller mes yeux sur la nature partisane, et sur la politique. Au sens premier du terme. Je n’étais pas non plus totalement ignare ni idiote en la matière mais je me suis rendue compte de tous mes préjugés, de l’état sclérosé de mes opinions qui n’avaient pas été interrogées depuis bien longtemps.
L’explosion du schéma politique que j’ai toujours connu a produit ou a coïncidé avec l’explosion de mes certitudes. Pour caricaturer, à l’analyse, je pensais le monde en absolu, comme si tous aspirions à devenir des anges altruistes et vegans, comme si vivre ensemble impliquait de vivre de la même façon. Comme s’il n’y avait qu’une vérité. C’était bien rangé dans ma tête, il suffisait d’une petite révolution pour tout remettre à sa juste place. Si tous les gars du monde… Mais cette façon de penser ne tient pas compte du réel (ici et maintenant).
Elle a nécessité une sérieuse mise à jour.
Je n’ai pas cherché plus d’explications mais j’ai eu la sensation que tout à coup je voyais les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans leurs multiples causes et conséquences (le monde est bien plus complexe que tu ne le penses, gamine).
Il faut dire que Weber suit tout cela de près depuis toujours, c’est l’un de ses domaines d’expertise, les discussions sont animées et prenantes. Comme celles avec Fils Aîné qui lui aussi sait faire la part des choses. Avec eux je suis tenue d’approfondir la réflexion. Weber démonte souvent mes convictions d’un revers historique, il pose les mots dans le contexte, raconte l’Histoire. Les faits.
C’est prouvé, le factuel est une bonne politique.
Pour une pensée honnête, on doit tenir compte de tous les facteurs. Mais cela n’a pas l’air de préoccuper grand monde, l’honnêteté de la pensée. Dans mon cas ce serait plutôt la pensée paresseuse, on me l’a déjà dit. Je ne prends pas toujours la peine de séparer le bon grain du dogme.
C’est à la lumière de ce qui se passe, pendant cette élection, avec quelques uns autour de moi – mes radicaux bien aimés, que je comprends ce qui s’est passé en moi. Je l’ai dit, je n’ai plus de colère. Je ne suis pas victime d’un système, je suis là où mes choix, mes forces et mes faiblesses, mes consciences et mes inconsciences, m’ont amenée.
Je réalise à quel point il est déjà miraculeux que tout cela fonctionne sans que ce soit réellement la loi de la jungle. Comme un corps en plus ou moins bonne santé.
Et on connaît l’importance de l’esprit apaisé dans le processus de la santé.
Nous prêtons trop souvent aux autres, bien plus ou bien moins de noblesse d’âme, que ce dont nous sommes nous-mêmes capables.
Les mêmes injustices me blessent mais j’apprends à regarder de plus loin, je vois d’où elles viennent et toutes celles qui ont déjà disparu – deux réalités sur lesquelles s’appuyer pour les combattre.
Toujours l’histoire de l’angle de vue.

Je suis la campagne sur les réseaux sociaux. On croirait qu’on va élire Dieu. Les repères volent en éclats, la fourmilière est affolée, les prises de position se radicalisent, certains semblent espérer de ce vote la résolution de la totalité des problèmes de l’humanité.
Le casting est incroyable, l’histoire est pleine de rebondissements, il y a même une enquête policière, des traitrises, des ralliements, des super héros, Iznogoud en personne, le scénario tient en haleine.
Quelques uns misent sur la colère. Je n’en suis donc pas. La plupart de mes proches sont déroutés de mon changement (Fils Aîné approuve, Fils Cadet s’en fiche, Fils Benjamin me renie). J’encaisse leurs jugements.
Je revois Frangine me dire, comme une maladie que j’aurais attrapée, que je m’embourgeoise. Nous sommes dehors, au soleil, autour de la table, devant ma caravane. Je ris en moi, je pense que je ne gagne même pas ma vie, que j’habite dans cette caravane. Mais que je n’ai rien à dire, les pensées des autres leur appartiennent. En y réfléchissant ce qui me vient est un simple et quand bien même ? Je le dis à Frangine, à mes yeux, ce sont des notions d’arrière garde, du dernier millénaire. L’urgence est ailleurs. Cela n’avance rien de rejeter la faute sur qui ou quoi que ce soit, voilà où nous en sommes, voilà qui nous sommes, il faut faire avec tous, autant que nous sommes, partons de là, nos choix sont notre pouvoir.
Personne ne peut arrêter la mutation du monde, mais tout le monde peut l’orienter.
Quand je me retrouve seule, je regarde tout de même la définition exacte de s’embourgeoiser dans le dictionnaire. Je choisis le Larousse, c’est celui de notre époque à Frangine et moi, celui qui nous a appris les mots, ce sont ses définitions qui nous ont formées. J’assume ce qui est dit : recherche de confort, perte du caractère révolutionnaire.
Je persiste et signe, je préfère le côté évolutionnaire de la force, dans une révolution on revient sur ses pas.
Comme beaucoup, j’ai pu constater pendant cette fameuse campagne toute la haine déversée d’un camp à l’autre. Elle nous a tous blessés. Il se peut que la tolérance soit une cause perdue, mais en même temps la preuve du contraire est tout autant donnée chaque jour.
Ce sentiment exprimé, partagé par des amis proches, de ne pas être libre. Je le comprends parce que je l’ai déjà ressenti, mais je le perçois maintenant comme étant lui-même ce qui empêche de se sentir libre.
Il paraît que l’humanité est en pleine crise d’adolescence. Ce sont les initiés de la spiritualité qui le disent, ceux qui savent ce que l’on ne sait pas. Je serais plutôt d’avis que chacun sait quelque chose que les autres ne savent pas. Ne serait-ce que l’expérience unique de sa vie. S’il est une chose que j’abhorre c’est que l’on m’intime de me réveiller. Qui es-tu pour te dire plus éveillé que moi ? Les croyances sont nécessaires à notre survie mais elles peuvent vite devenir poison qui aveugle.
Dit la fille qui parle chaque jour à ses anges.
C’est un fait, je ne suis pas sortie indemne de cette élection, beaucoup de mes aprioris, de mes convictions, ont été ébranlés. Encore une remise en question. Pour finir par devenir plus vigilante, à la probité de mes raisonnements & arguments, et donc au danger d’une opposition ou adhésion systématiques.
Cela noté, mon esprit a élargi sa vision mais ne sait toujours pas comment penser le capharnaüm qu’il a découvert.

C’est parce qu’il y a tellement de domaines où les réponses à nos questions sont relatives que j’ai tant aimé apprendre le fonctionnement d’un site web, là où les questions ont une seule réponse.
Cela me prend du temps, je suis comme une exploratrice, c’est tout un univers, un langage à apprendre. Plusieurs, en fait. En créant mon site je me retrouve devant des épreuves qui paraissent insurmontables ou presque. A chaque fois lutter contre la tentation de l’abandon. Puis réaliser, à chaque fois aussi, comme un rite d’apprentie, que ce ne sont pas des épreuves, seulement des énigmes. Cherchez les solutions, fouiller le web, laisser des messages sur des forums comme des bouteilles à la mer. Expérimenter de façon très pragmatique à quel point la nuit porte conseil, tant de fois me retrouver devant un mur le soir et me réveiller au petit matin avec la piste pour le franchir. Les tâtonnements. L’euphorie quand ça marche.
Le seul souci est que j’avance en autodidacte et donc il faut toujours aller chercher les réponses, qui apportent souvent d’autres questions, et fouiller encore pour y répondre. Je rêve de quelqu’un en face de moi à qui je demande simplement les choses.
Pourquoi ça ne me prend pas l’Id du H1 ?
Je me sens tellement néophyte, j’y vais tellement pas à pas, que je tombe un peu des nues quand je m’aperçois que j’ai fini par faire mon site, toute seule (enfin avec l’aide de Weber pour le graphisme, ce n’est pas du tout mon métier, ça tombe bien, c’est l’un des siens), et que les professionnels l’ont approuvé.
Je devrais être habituée depuis le temps, je connais le fonctionnement, faire petit à petit et soudain le projet est réalisé – mais à chaque fois je me fais surprendre. C’est d’ailleurs un des meilleurs moments, tout à coup le lieu, le site, le livre, le poème, est là.
La maison, bientôt, peut-être.

Je fais le siège de ma conseillère en chômage pour obtenir une formation web avec des interlocuteurs vivants. Nous avons de bonnes relations, elle aime mon parcours atypique – cela veut seulement dire que votre CV e ressemble à rien de monnayable sur le marché du travail – qui ne regorge pas de boulots atypiques. Je la remercie régulièrement de tous ses efforts pour me trouver un job ou une formation. Ce qu’elle finit par faire. Après avoir un jour reçu une proposition pour apprendre la maçonnerie (même s’ils ne manquent pas tout à fait de pertinence, les algorithmes de Pôle emploi resteront un grand mystère), je décroche une invitation à une réunion pour une formation de programmeur PHP MYSQL. Pas tout à fait ce que je voulais, un peu trop pointu rapport à mes besoins, mais je serais tellement contente d’apprendre avec des vraies personnes.

On nous fait remplir un questionnaire test, plutôt simple, je sais de quoi on parle. Ensuite c’est un entretien individuel pour expliquer ses motivations.
J’ai bien expliqué, ils m’ont adoptée.
Le premier jour, surpris par ma présence, tous sont venus, y compris les formateurs me demander mon parcours. J’ai appris à le résumer. Mais c’est une pression, je dois être à la hauteur. C’est bien beau de transgresser les codes mais je ne suis pas née avec l’intuition du clavier comme eux, je dois fournir plus d’efforts.
Nous sommes trois femmes sur douze participants, c’est un bon score – j’apprendrai par Arno qui sort d’un BTS informatique que dans sa classe il n’y avait pas une seule fille. Je suis étonnée que les jeunes femmes ne soient pas plus intéressées par ces métiers en développement.
Je m’assieds à côté de Pauline la brillante. Nous passerons ces trois mois côte à côte, complices. C’est ma copine de classe, une femme forte, à l’intelligence remarquable, fragile comme toute jeune maman. Elle sera sans conteste la majore de la promo, celle qui finit l’exercice quand tu cherches encore à comprendre l’énoncé. La troisième féminine c’est Leila la rayonnante, la magnétique, elle connaît tout le monde sur un kilomètre à la ronde au bout de trois jours. En fait nous serons quatre, parce que pendant ce temps une petite fille pousse dans son ventre.
Je m’aperçois vite que je suis victime d’un télescopage de l’espace temps, le plus jeune de la classe est le fils d’amis perdus de vue. Je l’ai connu bébé ! Certainement tenu dans mes bras.
Ce n’est plus de l’incongruité, je deviens un anachronisme.
Heureusement, on rit tout de suite ensemble. Tous. L’ambiance est bienveillante. Et studieuse.
On étudie les algorithmes et les bases de données. Les mains dans le cambouis du web accompagnés par deux compétents qui répondent à toutes mes questions.
La première semaine j’ai pensé que je n’y arriverai pas. Je me demande dans quelle galère je me suis encore embarquée. La deuxième je comprends, jouissance de l’esprit. Ephémère. Je ne comprends plus à nouveau.
Leila me raconte son expérience, me dit qu’il faut tenir, jusqu’au déclic. Je resterai accrochée à ces mots pendant les trois mois où je me rends, malgré tout avec beaucoup d’enthousiasme, chaque jour à l’école. Je dois travailler le soir et le week-end à la maison pour ne pas me laisser distancer. A la fin, j’ai le cerveau épuisé mais revigoré, j’ai apprivoisé une des mécaniques de l’affaire et mon plafond de verre.

Je pense souvent à cette ère numérique dans laquelle nous sommes, dont nous avons vécu l’arrivée. Toute la place qu’elle a prise en quelques années, les moindres interstices – on ne l’a pas toujours vu venir. Elle sonde nos valeurs, transforme nos habitudes, nos fonctionnements.
Le futur est arrivé en douce.
Cela peut effrayer, le quotidien n’a plus grand-chose à voir avec celui de notre enfance, par exemple, mais c’est prouvé, nous sommes champions toutes catégories question adaptation.
La nature, elle, est immuable, régie par les mêmes lois depuis la nuit des temps, dans le tourbillon de la civilisation elle est la constante, celle sur laquelle on peut se reposer.
Même un champ de cailloux la contient toute entière.

 

A suivre (ou pas)