244 Dimanche – Lcep 2-5

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Le temps et le lieu

 

Il te construit chaque jour
si tu condamnes ce monde
c’est toi que tu condamnes
Impossible de n’en prendre que la lumière
tout possède son ombre propre
Et si tu n’en vois que les ténèbres
le soleil va mourir

 

                A l’auberge de Daniels, pendant une semaine, on ne parle que de ça. Après ça passe, comme tout. Les grands-mères le disent : le bon comme le mauvais, tout finit par passer. Mais rien à voir, c’est juste un évènement au village. Le matin, il y avait trois policiers armés devant la maison de Weber. Bratr est allé leur demander ce qui se passait, ils n’ont rien répondu. Service, service. Ils semblaient surveiller le carrefour (une moyenne d’une voiture par quart d’heure). C’était intriguant mais lorsqu’on n’a pas de réponse à ce qui nous intrigue, on finit par vaquer aux affaires courantes sans plus y penser.
On l’a appris le lendemain. La famille Obama en vacances près d’Avignon était venue en randonnée à la falaise, ils ont fait, en toute discrétion, la grande balade, celle qu’on avait faite avec la Nine, Bulle, La Castafiore, trois semaines auparavant.
De Niro a trouvé dans un journal une photo où l’on voit la voiture des Obama avec son escorte juste au moment où elle passe devant la maison de Bratr et Weber. Ce que j’ai trouvé drôle c’est que la veille, dans la salle d’attente d’un médecin, j’avais lu une interview de Michelle Obama et nous avions discuté avec Weber de l’élégance en tous points de vue de ce couple.
Ce que beaucoup se demandent à l’auberge, à l’heure de l’apéro, c’est comment ils ont eu connaissance de cette magnifique promenade à faire. Lioux, que les puissances quelles qu’elles soient gardent les choses en l’état, n’est pas un village touristique. Les autres autour le sont bien assez, c’est comme une bulle d’air où l’on respire sans carte bleue.
Mais Lioux est donc peu connu, encore moins la randonnée de la falaise, c’est un grand mystère qu’elle soit parvenue à la connaissance de cette famille américaine se déplaçant au premier plan de la scène mondiale.
Les amis nous galèjent : vos terrains ont pris de la valeur…
Cet évènement qui n’en est pas un me questionne. Si l’on met de côté la midinette qui sommeille en chacun de nous, objectivement, il n’y a rien à en dire, une famille vient faire une promenade dans le quartier comme des milliers d’autres familles, les gens ne sont que des gens, tous pareils. Mais je le ressens comme si une légende avait parcouru la route que j’emprunte chaque jour laissant tel un effluve quelque chose de son aura dans les alentours. Les gens sont tous pareils, mais certains, il faut le reconnaître, sont plus radiants que d’autres. Cet homme a eu le monde entre ses mains – et ce n’est pas une métaphore, il y a fait une différence. En creusant la question, je comprends qu’il représente, incarne, la planète dont il a un savoir concret, et que j’ai la sensation, par cette fugitive proximité, d’avoir frôlé le monde entier.
Voilà pourquoi ce n’est pas rien, ce qui explique qu’on en parle à l’apéro.
Et puis c’est l’un des jeux de l’été, on se raconte les people que l’on croise à l’épicerie de Gordes, au restaurant à Roussillon, ou dans les rues d’Avignon. Il y en a de plus calés que d’autres pour les reconnaître, moi je suis nulle à ce jeu. On prend encore plus souvent Weber pour Weber. Surtout quand l’autre fait l’ouverture du festival d’Avignon, on le sait dans le quartier. On croise sur les routes des voitures dont j’ai cessé de demander le prix. Ou des successions de vans noirs aux vitres teintées conduites par des chauffeurs en chemise blanche et cravate. J’ai vu une rolls se garer à côté de mon épave sur le parking du supermarché. C’est un peu comme des mondes parallèles. Dans les restaurants du Royaume on parle toutes les langues. Les Chinois se photographient dans les champs de lavande – à cause d’une série à grand succès où les héros se marient en Provence. C’est une chose que vous voyez de temps en temps sur la petite route entre Gordes et Lioux : une mariée en grande robe blanche dans le champ de lavande – juste après le carrefour avec la route de Murs.
Ça aussi on en parle à l’apéro. On imagine les photos accrochées au mur des maisons à Tokyo ou Shanghai. On voyage avec.
De voir ainsi chaque été, des touristes venir de toute la planète pour prendre en photo notre carte postale de chaque jour nous la rend encore plus précieuse, et nous relie à tous, de loin.
Pas mal d’étapes avant que je puisse poser vraiment mes valises au Royaume, mais je tiens (plus ou moins) l’impatience en respect.

Weber a beaucoup travaillé. Les plans de la maison sont passés par bien des phases. Comme il optimise le tout, nous construirons la même maison. Tout est calculé, le moindre mètre carré est réfléchi, budgétisé, pas la peine que je cherche à faire autrement. La méthode de Weber est la même que lorsque j’écris un livre. Il fait un premier jet, ensuite le travaille et le retravaille. Ce qui peut apporter d’importants changements. Comme des versions qui se succèdent. Il y en a qui me plaisent plus que d’autres. J’ai eu du mal à abandonner celle avec la cour intérieure – trop cher pour la rendre étanche.
Dans la dernière version, Weber a encore amélioré l’œuvre par des trouvailles de dernière minute qui changent tout. Comme dans un livre, à la dernière passe, quand on corrige les dernières phrases qui se tiennent mais écorchent un peu l’oreille, sur lesquelles on sait pouvoir faire mieux. Une petite cloison en plus (pas isolée, donc prix minimum) et on a une entrée – un sas d’arrivée. Une petite cloison en moins et le couloir que l’on devinait sombre devient espace de dégagement beaucoup plus harmonieux. Je suis fascinée par la science de l’architecte. Surtout avec son budget si serré. Weber ne ménage pas sa peine, il travaille généreux, méthodique, rigoureux.
Il y a déjà beaucoup de bon esprit dans les plans, je me dis que cela augure de bonnes maisons.
Avant de déposer la demande de permis de construire à la mairie, Weber est allé voir l’architecte conseil qui l’a félicité pour son travail. Un autre archi croisé, à l’auberge de Daniels à l’heure de l’apéro, a soulevé son chapeau. Si je résume l’affaire, en quelques mois Weber a appris à concevoir un bâtiment aussi bien qu’un professionnel, la folie de ce défi semble entre de bonnes mains. La réalité de ma maison ne me semble plus à une distance cosmique, on dirait même qu’on peut y poser plus ou moins des dates.
Le chantier devrait commencer à l’automne (si obtention du permis de construire). Il faut de toute façon attendre la viabilisation des terrains. L’entreprise choisie devait commencer en juin mais finalement non, et puis c’est les vacances. Donc, en septembre. Bon, d’accord.

Ce qui occupe le plus mes pensées c’est l’idée de cette nouvelle vie annoncée. Bien sûr, existe tout ce qui pourrait se mettre en travers du chemin, mais, comme j’en discute avec Flore, ce n’est pas la peine de s’inquiéter pour ce qui n’est pas encore ou ne sera jamais, il est toujours temps de souffrir s’il le faut, c’est idiot d’anticiper. De souffrir deux fois. Les aléas et autres épées de Damoclès de (ainsi va) la vie mis de côté, je peux imaginer que dans quelques mois mon quotidien ne sera plus le même. Ce n’est pas tant le fait en lui-même qui me fait réfléchir mais le fait de le savoir. Avec l’expérience des choses que l’on acquiert forcément avec les années – que l’on soit bon ou mauvais élève, que l’on apprenne et comprenne ou pas les leçons, nos points de vue se déplacent. A l’aulne de l’expérience donc, je sais que ce changement sera différent de tout ce que je peux imaginer, que jamais la réalité n’est conforme à ce que l’on a projeté. Je ne peux ignorer que ma vie va changer, d’autres présents et d’autres projets naîtront de cet autre environnement, c’est obligé. Mais impossible de l’appréhender réellement.
Je prends donc les choses au jour le jour, et les partage avec les amis.

Aux tablées parfois on parle des parents. Tous avec un certain nombre d’heures de vol, la plupart, il faut regarder les choses en face, avec des cheveux blancs – visibles ou non, et quelques fausses dents, nous parlons de nos parents comme des adolescents qui se confient. Là encore, tous les schémas sont différents. Ligne temporelle oblige, peu de nos ascendants sont encore vivants. Il se dit que les morts ne meurent que lorsque plus personne ne se rappelle d’eux. C’est peut-être pour ça qu’on les évoque parfois. La Castafiore a encore sa mère, joueuse de loto invétérée, qui mène son monde à la baguette. Aziza aussi, sa mère fait partie de la bande, elle est là parfois aux tablées, discrète, bienveillante, elle s’assied souvent dans un coin, cependant pas la dernière à rire de nos blagues. Elle rajeunit depuis qu’elle est venue vivre dans le quartier. La Nine a encore ses deux parents, octogénaires, ils habitent dans le même hameau qu’elle, comme toute sa famille depuis le quinzième siècle. Elle nous fait rire et nous attendrit quand elle raconte comme sa mère est encore jalouse de celle qui tournait autour de son père, avant qu’ils se fiancent, il y a soixante ans. Elles ont toutes les trois la possibilité chaque jour de dire Maman ou Papa, la vie change un peu de ton quand ces mots ne font plus partie de votre vocabulaire. Une situation universelle – quand l’ordre des choses est respecté, un jour on n’est plus l’enfant de personne. Ils donnent la vie et apprennent la mort. Mais on n’est jamais assez grand pour s’y faire tout à fait.
On voit un peu les parents quand on écoute les enfants en parler. Ceux de Lady S., plus brillants l’un que l’autre, séjournant dans le monde entier, s’aimaient tant qu’il y avait peu de place pour elle et son frère. Les parents de Clément, étaient artistes comme lui. Quand Bulle parle des siens, c’est toujours avec reconnaissance et admiration. La mort prématurée du père de Weber l’a forgé solide comme il est. Je raconte aussi, mes parents qui ne s’aimaient pas, comme je n’ai jamais entendu ma mère dire quelque chose de positif de mon père, même vingt ans après qu’il soit mort. Tryphon appelle la sienne, qui vit encore, par son prénom, il dit qu’il l’a toujours appelée ainsi. Enfin, voilà, chacun a son histoire, chacun est issu de deux individus qui lui resteront toujours au fond mystérieux. En passant par leur âges, on comprend mieux qui ils étaient et ce que cela a impliqué pour nous, mais personne ne saura jamais vraiment ce que charrie son sang ou son histoire. Sans compter les secrets de famille, dont nous ne savons rien par définition. Parfois on subodore, mais ça s’arrête là, la mémoire en est effacée avec ceux qui les détenaient.
J’aurais bien aimé présenter Weber à ma mère, elle l’aurait aimé aussi, je la vois me dire avec un pétillement dans le regard et ses mots à elle : c’est un drôlement bel homme, et il a de l’éducation.
Il m’arrive encore de temps en temps d’avoir l’impulsion de l’appeler, je me souviens de son numéro de téléphone, il me faut un centième de seconde pour ajuster l’espace temps et me souvenir qu’il y a plus de dix ans qu’elle a rejoint la terre de nos ancêtres.
J’aime bien, qu’elle existe encore, même si c’est pour un centième de seconde.

La première chose que l’on a faite sur le terrain c’est peindre des repères à la bombe fluo, pour le type qui va faire l’étude de sol.
Un dimanche après-midi, 33°, Bratr, Weber et moi, à tirer des cordeaux de 30 mètres, délimiter nos terrains, calculer les perpendiculaires, bomber sur la pierre les coins de la maison, du garage, du préau, de la terrasse, méthodiques, dégoulinants, concentrés.
J’ai mis le ruban rouge et blanc autour de mon arbre, j’espère que ça le protègera des engins. Il me tarde de couper tout le bois mort qui l’étouffe (mais le protège le temps des travaux), il va bientôt respirer, je suis sûre qu’il va grandir vite. La Nine me donne une table en pierre pour mon jardin. C’est un merveilleux cadeau pour moi, je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours aimé les tables en pierre, peut-être une impression d’éternité. En tout cas je la verrais bien sous l’arbre.
Quand on a tracé le tour du terrain avec les cordeaux, je me suis posté à sa limite du haut – la frontière avec celui de Weber, et j’ai pu le tenir dans un seul regard.
Mon petit lopin de pierre.

 

A suivre (ou pas)