350 Dimanche

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Le deuxième pas

Lorsque j’ai pris la décision de vendre la maison, Coloc Bingo a tout de suite compris que c’était sérieux. Il a vu que ce n’était pas l’un de ces nombreux projets abandonnés au bord de la route. La vie est faite comme ça, en tout cas la mienne, de beaucoup de désirs, de desseins, qui n’aboutissent pas, cela semble le prix à payer pour la réussite de quelques uns. Pour ces rêves que l’on finit par réaliser, et dont l’accomplissement efface toutes les épreuves traversées.
Bingo allait à la rentrée accueillir le Caganis de sa marmaille qui avait décidé de vivre avec son père, il lui fallait de toute façon un logement mieux adapté, il s’est mis en quête sans attendre. Au printemps, il a laissé la cabane en bois au fond du jardin, je l’ai vendue aux joyeux Marseillais avec la maison.

On a l’impression que la vie s’amuse bien quand on remonte les chemins qu’a empruntés le destin. Dam, le frère de Bingo, il y a, je crois, plus de vingt ans était en amour avec Shéhérazade. Cela se passait à Paris. Shéhérazade a une ribambelle de frères et de sœurs, et tout ce monde est resté proche de Dam et sa famille après la cessation de couple. L’une des sœurs de Shéhérazade, Aziza, a suivi Clément, son amoureux, quand il est revenu dans son village d’enfance s’occuper de l’entreprise de meubles héritée. Voilà comment Bingo, resté ami de tous lui aussi, est venu s’installer à Gordes, dans le Nord du département (autant dire en terre barbare) dans l’atelier/galerie d’art/maison de bric et de broc/ que lui ont échangé Aziza et Clément contre l’entretien et des menus travaux. Il y a une chambre libre, si je veux.

Je déménage à la fin de l’année, le 29 décembre, je l’ai fait exprès, pour bien m’en souvenir, la date d’un tournant, du virage à négocier. Mon peu de meubles, mon trop de livres, au garde-meuble, avant toute chose accuser le coup. Ce peut-être vertigineux une page vide devant soi. D’abord deux jours à Tuisper, chez Copine, en douceur, atterrir. Au dernier jour de l’année partir pour un mois à Paname, chez Frangine, au chaud. Le traverser en somnambule, un peu perdue, déroutée, étourdie de ma vacuité. Il faut trouver un endroit où aller.

La chambre chez Bingo n’a pas de fenêtre, ce n’est pas plus mal, j’ai l’humeur plutôt terrier. Disons que je passe l’hiver collée à la cheminée. A regarder les annonces et me rêver un futur. Je découvre le Nord. Le Nord Luberon. A une heure de mon passé mais comme un autre pays. L’autre côté de la montagne. Cela faisait plus de trente ans qu’elle était au Nord de mon champ de vision, tout à coup elle se trouve au Sud, la mise à jour de ma boussole interne nécessite plusieurs mois mais je me sens vite à la maison dans cette vibrante carte postale. Aux premiers frissons printaniers, la chambre sans fenêtre devient trop sombre, la solution s’impose, elle viendra de Toulon, tractée par une dépanneuse et une équipe de joyeux drilles. Elle est de la marque Elégante, le concept me plait, va pour une vie élégante en caravane. Comme un recommencement cette caravane au fond du jardin. Le jardin de Bingo, nos situations se sont inversées, on rigole avec la vie.

Avec Bingo et l’aînée de sa marmaille, on rend l’Elégante digne de son nom, on vire les cloisons, on repeint l’intérieur en blanc, on pose une imitation de parquet blanc en lino, Bingo fabrique le lit, les étagères, il amène l’électricité. Le fils aîné dira en la voyant qu’on dirait un studio d’étudiante, c’était bien vu. Pour l’eau on verra plus tard, c’est compliqué, onéreux. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu cela, traverser cinquante mètres de jardin pour aller aux toilettes ou à la salle de bains, il n’y a pas d’eau chaude au lavabo…

Je parcours les routes de ce nouveau Royaume. Un territoire circonscrit par les montagnes. Au Sud donc, les rondeurs du Luberon, au Nord les monts de Vaucluse, au loin le Mont Ventoux que l’on aperçoit au détour de quelques chemins. Sur des pics au milieu des vallées, ou comme taillés dans la montagne, perchent des villages concourant tour à tour pour le plus beau village de France. Des mythes mondiaux qui pour ceux d’ici sont simplement des lieux à vivre, on va chez le boucher de Roussillon, on passe par Lacoste, on va boire un verre au Cercle Républicain de Gordes, un café à Ménerbes, manger une pizza à Bonnieux.
Pas un panneau publicitaire à 20km à la ronde, des paysages qui chaque jour surenchérissent à leur propre beauté. Quand les enfants étaient petits, nous venions de temps en temps dans le coin, mais comme des touristes, et pas souvent, on ne franchit pas naturellement les montagnes. Je me souvenais de plusieurs panoramas, preuve qu’ils sont inoubliables.
J’ai l’impression d’être entrée dans un tableau, qui, par magie, se renouvèle sans faiblir. Si elle avait eu mon âge, Alice aurait tout fait pour rester au pays des merveilles. C’est l’idée qui germe petit à petit, trouver un moyen de rester dans le Royaume. Avec mon budget je ne peux rien y acheter d’habitable et sans revenus je ne peux rien louer, cela ne va pas être simple.
Mais s’il n’est pas recommandé de compter sur le hasard, on peut tout de même reconnaître qu’il a de fabuleux tours dans son sac.

A suivre (ou pas)