Emboiter le pas
Mon téléphone préhistorique était tombé en panne et Weber m’a convaincue de me convertir à la modernité. C’était pareil quand il a fallu se mettre au portable, je rechigne, je sais que cela devient un nouveau besoin, qu’il faut fermer les yeux sur les mines de Coltan, et bien d’autres points dans la liste des moins. J’aurai résisté longtemps, puis je lâche prise, le monde est comme il est, il avance comme il avance. Le nouveau marche au Smartphone. Oui je veux voir mes proches quand je les appelle, prendre des photos avec mon téléphone, les envoyer, lire mes mails, avoir Wikipédia dans ma poche, et tout ce qui s’ensuit. D’accord, j’ai compris la liste des plus. J’avais fini par prendre un portable parce que tous autour de moi en possédaient un, cela me fait le même effet, tout à coup je me relie.
J’ai vite découvert deux usages de mon nouveau téléphone qui m’ont concrètement facilité la vie : la lampe de poche et le carnet de notes. C’est à propos de ces prises de notes au moment de l’endormissement, c’est un instant où l’on remue, dans la détente, le travail du jour, et où surgissent parfois de bonnes idées. Cela peut arriver aussi dans la nuit. Trop souvent on paresse à se réveiller tout à fait, allumer la lumière, prendre crayon, papier, écrire, on laisse passer l’idée. En toute bonne foi on se fait croire qu’on s’en rappellera, on l’amarre à quelque chose du lendemain, on se dit : quand je boirai mon thé, je me souviendrai de cette idée. Le lendemain, en buvant le thé, on se souviendra seulement qu’on a eu une idée. Pour se consoler, on dit qu’elle reviendra. Grâce à la technologie, cela ne demande plus qu’un minimum de motivation, juste attraper le téléphone et tapoter le clavier tout en restant couché. Pour la lampe de poche, maintenant je l’ai toujours sous la main, quand je me lève la nuit, pour aller aux toilettes, et que je dois traverser la cour.
En plus elle me donne l’heure.
Au début il n’y avait rien, puis est arrivé le fixe, ensuite le mobile personnel, enfin le Smartphone. Nous en avons fait du chemin. Nous attendons la suite avec impatience. Je songe souvent aux petits nouveaux, ceux qui ont, par exemple, 18 ans cette année, qui n’ont pas connu le 20ème siècle, qui ont en revanche toutes les chances de vivre au 22ème, pour eux mon IPhone 5s n’est pas du tout un appareil extraordinaire, il fait seulement partie du décor. Weber certifie que nos téléphones sont plus puissants que les ordinateurs ayant permis le voyage sur la Lune. Je n’arrive pas à y croire. Mais c’est vrai que si Armstrong avait eu un Smartphone, on aurait de meilleures photos.
Weber partage des sujets de réflexions qui m’occupent des temps, assise sur les marches de la caravane. Il dit qu’il faut savoir où l’on est, reconnaître le gouffre qu’il y a entre soi et un chef de projet de la NASA, au niveau intelligence et compétence – par exemple. J’aime y penser, ça ouvre le cœur, on est reconnaissant à certaines personnes de prendre des trucs en charge. Des trucs qu’on serait incapable de faire. C’est valable dans beaucoup de domaines.
Pour l’heure, mes réflexions ont un seul thème, je retourne dans tous les sens l’idée de Weber.
Construire une maison. C’est énorme.
J’en sais quelque chose, j’en ai déjà fait un livre.
Je découvre une coutume du Royaume. A la fin de l’hiver, on fait l’état des lieux : les bistrots qui ont changé de propriétaire, les restaurants qui ont changé de chef, les nouveaux qui se sont ouverts, les petites mains qui ont changé d’établissement.
Ensuite, on va jeter un œil.
C’est ce brassage qui fait aussi l’esprit ouvert. Le Royaume en a vu de toutes les couleurs. Tout le monde se rappelle le Sadou au marché d’Apt. Il se promenait torse, jambes et pieds nus, un trident à la main. On dit qu’il habitait une grotte dans le Luberon. Je m’en souviens aussi, parce que je venais quelquefois au marché d’Apt. C’était juste après l’époque où il était si célèbre, quand tous les poètes, les artistes, les dingues et les paumés de Thiéfaine, les aventuriers, et tous les autres, s’y retrouvaient. Au café Grégoire. A l’époque où Pierre Vassiliu animait le quartier. Cela reste un grand et beau marché.
En Provence, les gens vont, viennent, déménagent, reviennent. Ce mouvement fait partie de la beauté du lieu. Vous prenez une tablée, vous demandez à chacun où il est né, en général il n’y a que La Nine qui est d’ici. C’est la reine du Royaume. Je ne comprendrai jamais que tant ne comprennent pas la richesse des brassages, des métissages. De toute façon c’est en route, c’est fait. Et ce mot qui vient de l’école, qu’on n’emploie jamais mais qui, pour moi, dit à la fois l’avenir et ce que sont nos tablées du Royaume : des melting-pots.
C’est ce qu’on peut dire de la tablée de ce dimanche midi. Pour fêter notre retour de Strasbourg, et du même coup rendre pas mal d’invitations, Bratr, Weber et moi, décidons une choucroute pour vingt-cinq personnes. Je préviens tout de suite, malgré mes origines de l’Est, je ne sais pas cuisiner. Weber et Bratr prennent tout en main, aidé par un professionnel, Choron, très grand ami de La Castafiore. Le livre de Choron est lui aussi plein de péripéties, on retient un grand restaurant de Paname dont il était le propriétaire et le chef. C’est un cuisinier extraordinaire, jusqu’à présent il a pour moi la médaille d’or du fromage de tête et de la tête de veau sauce gribiche (mes péchés mignons, mon côté masculin). Nous constatons qu’il est aussi très bon en choucroute. Ce n’est qu’un repas entre amis, mais il m’émeut plus que cela. Il n’a pas fallu une année pour que je me retrouve à mettre la table pour une bande d’individus hétéroclites en train de devenir gens qui comptent pour moi. Je remercie en mon for intérieur. C’est un moment jovial et débonnaire, La Castafiore et Choron en un duo bien rôdé s’interpellent de chaque côté de la table dans une langue fleurie et imagée, Hildebald s’endort à intervalles réguliers, Aziza et Clément débattent avec leurs voisins du meilleur moyen de faire revenir les oiseaux et les abeilles, Lady S. raconte lorsqu’elle était petite fille, son père ambassadeur au Maroc, elle connaissait le palais du roi comme sa poche. Gary s’emporte au téléphone, Brassens a apporté sa guitare et des choux à la crème. Il y en a parfois un qui a le vin pénible, mais toujours un autre pour sortir un pare-feu. Il règne la bonne ambiance. Bulle aime bien le dire, avec son air de gamine qui a volé la confiture mais sait qu’on lui pardonnera : mieux serait insupportable !
C’est là que je prends tout à fait conscience d’avoir franchi la montagne. Voilà, je suis ailleurs, je suis ici. Dans des nouveaux lieux, parmi de nouvelles personnes, un compagnon de route en prime.
C’est un beau présent si je peux poser mes bagages. Sauf que je ne vois pas bien comment faire. Comment construit-on une maison quand on n’arrive pas à planter un clou ? J’entends Weber me dire : chaque chose en son temps.
D’abord être sûre que c’est ce que je veux.
De temps en temps, je retourne dans le sud du département, voir Copine et Blondie, parfois on dine toutes les trois, parfois je vais voir l’une puis l’autre. Cela me fait toujours du bien de discuter avec elles. J’apprécie la façon dont elles mènent leur vie, même si elle est très différente de la mienne, ou peut-être est-ce justement pour ça. Ce sont aussi des femmes avec des livres à plusieurs tomes, on se comprend bien. Des généreuses, elles ont souvent été là dans mes moments difficiles. A peine quelques années de plus font d’elles mes grandes sœurs. Je passe boire un thé chez Blondie, puis chez Copine. Je n’ai pas trente-six sujets de conversation. Leur parler de tout ça m’aide à mettre des mots sur ce que je ressens, ce que je projette. Avec elles deux je suis à l’aise, je peux exposer toutes les zones – d’ombre et de lumière. Elles m’aident à décortiquer l’idée, à la tirer dans tous les sens. J’imagine toutes les hypothèses. Dans l’hypothèse heureuse, c’est un idéal, avoir sa propre maison, à trente mètres de celle de son amoureux, voisins pour le meilleur. Dans l’hypothèse où ça tourne vinaigre, je suis certaine que l’élégance naturelle de Weber évitera que l’on devienne voisins pour le pire. De mon côté, il faut dire les choses comme elles sont, je ne suis pas une emmerdeuse. Et puis au pire, je peux partir. Ce n’est rien de vendre une maison, on s’en fait une montagne mais en un chapitre c’est réglé.
En plus de l’amour (qui ne m’aveugle pas, je vois bien ce que les autres pensent de lui) Weber a toute ma confiance, il fait partie des hommes aux valeurs nobles. Il évite au maximum de faire du mal, pèse ses mots et ses actions, on peut toujours parler – son esprit ne prend rien pour acquis. Il me connaît maintenant, il respecte sans arrière pensées les moments où j’ai besoin d’être seule ou de faire autre chose. Pour dire que du côté humain, ce n’est pas un grand risque.
Je n’en mène tout de même pas large, il y a petit enjeu, si ça arrive tant pis, mais je n’ai pas plus que ça le temps de me tromper.
Et puis reste l’entreprise – partir d’un terrain et construire une maison, elle m’apparaît colossale. Là, je sais que j’ai raison de m’en faire une montagne.
La suite prouvera que l’expression est simplement à prendre au pied de la lettre.
A suivre (ou pas)