Un pas de géant
Pour commencer, Weber me montre plus précisément les terrains en question. Là où l’on pourrait bâtir nos maisons. Ils sont faits de caillasse, ce n’est que de la roche, de temps en temps un arbuste, du buis ou du cade. Pas un arbre. En revanche, du thym à chaque pas. Intégral minéral, le sol, la vue au sud. Des autres côtés, c’est vert et boiseries.
Le ciel est à 360°.
On est à flanc de colline. Si l’on se tourne au sud-est, la falaise occupe tout le champ de vision, sa Majesté. Au sud-ouest c’est la vallée puis le Luberon, à l’ouest Gordes très au loin, au nord-est, à quelques pas, l’auberge de Daniels, la montagne et la route au delà.
Je fais un tour sur moi-même, on ne peut pas trop se plaindre du décor.
Je comprends vite que si je dis oui il va me falloir lâcher quelques exigences. Interroger encore quelques certitudes, me débarrasser des absolus qui empêchent de vivre là où l’on est, mettre à jour des vieux schémas. J’ai habité le Campement si longtemps que j’ai du mal à imaginer une autre façon de vivre. Par exemple, je ne peux concevoir que l’isolement, la quiétude que procurent des voisins éloignés – il ne parvenait au Campement aucun bruit de la civilisation. Ou encore l’espace, la grande pièce, la prairie, les vallons, forêts et vignes tout autour, mais aussi la verdure, je n’avais que cela sous les yeux, mille refuges pour se mettre au frais l’été. Si j’habite là, j’aurai des voisins, il y a déjà, en contrebas un lotissement, cinq maisons qui tournent le dos. D’accord, personne à moins de 50 mètres, je vois Frangine qui se moque depuis Paname, mais chacun ses repères. Ses enfermements aussi, il faut simplement que je débranche mes réflexes, que je considère la situation de façon réaliste et pragmatique. C’est un terrain à construire dans le Royaume, accessible à ma bourse. Un cadeau, en fait, et moi je joue la gamine gâtée, oui mais bon, y’a pas d’arbres ! On n’est pas toujours fier de soi. Parfois, on n’a que quelques secondes pour grandir.
Ce n’est plus une idée comme cela, à caresser dans le sens du poil, un rêve lointain. C’est une réalité, la terre, enfin la pierre, est sous mes pieds, je marche peut-être chez moi.
Pour l’instant c’est roche, vent, soleil – avec vue.
Je sens que Weber m’observe, il est attentif à chacune de mes réactions, il me regarde regarder ce qui pourrait être notre futur cadre de vie. J’ai le sentiment qu’il décèle tout ce qui remue en moi. Je sais aussi qu’il me laissera le temps nécessaire pour me faire à l’idée, maintenant qu’elle a une image, qu’elle est incarnée.
Dans la roche.
Je ne veux pas me précipiter, j’essaye de me projeter mais l’expérience a depuis longtemps prouvé qu’on n’imagine jamais les choses comme elles seront réellement.
En réalité, il s’agit de choisir de vivre là. Ou pas.
Je passe quelques heures assise sur les marches de l’Elégante à observer les signes et le fond de mon cœur. Le message arrive dans un nuage de fumée, porté par une brise de nuit : où que l’on soit les étoiles sont les mêmes.
Je parle avec Weber aussi. On met les petites choses au point.
On délimite les territoires, heureux et transparents.
Il m’a déjà passé l’amour de ce village, il m’aide à accepter le principe du lotissement. Un argument solide est qu’il n’y aura que huit maisons (n’exagère pas gamine), mais le plus convaincant est que ce serait lui mon plus proche voisin.
Je me pose beaucoup de questions, la plupart sans doute inutiles mais il y a une jouissance à se trouver ainsi à un tournant de vie, à devoir prendre une décision qui déterminera les années à venir, je fais un peu durer le plaisir. Je trouve à la fois quelque chose de grand et de ridicule à acheter un bout de terre. Encore plus un bout de pierre. Mais j’en ressens surtout une sensation de liberté. En général, et en particulier – rapport à mon parcours. Dans mes rêves je voyais un lieu comme celui que j’ai laissé, de la verdure, une source, plusieurs hectares. Là il faut que je pense mille mètres carrés de roche, la conversion demande un peu de délai. Je tourne et retourne l’idée, au fond il n’y a qu’une ligne qui tienne dans la liste des contre, c’est l’ampleur de l’aventure. Mais j’ai mis des enfants au monde, j’ai écrit des livres, j’ai appris des langages de programmation informatique, je dois pouvoir construire une maison. Surtout avec Weber. Il dit qu’il faut gérer cela comme une entreprise mais le prendre comme un jeu.
J’aime bien sa façon de penser.
Nous savons tous les deux ce qu’est une entreprise, lui à une toute autre échelle que moi, et en moins… éphémère, disons. Mais petite ou grande, foireuse ou non, associative ou SARL, toutes les entreprises obéissent aux mêmes lois. La connaissance et l’expérience que possède Weber de ces lois me rassure – rapport à l’aventure.
Moi je ne suis pas dans mon champ de compétence mais je veux bien commencer par acheter le champ de cailloux.
Si le maire est d’accord.
Weber prend rendez-vous.
L’accueil est chaleureux, courtois, aucun obstacle à ce que j’achète un terrain.
Bienvenue à Lioux.
Je sais que le maire me reçoit si bien parce que lui aussi apprécie l’homme qu’est Weber. Il lui fait confiance. Ça marche comme ça dans un village de 250 habitants, avec la confiance. Il y a toujours des amers ou des grincheux pour tenter de gâcher la bonne ambiance, mais en général la majorité des habitants a envie que les choses se passent au mieux. Accepte les différences, voire les compromis. Le maire veille là-dessus. Ce qui me plaît aussi dans un village petit c’est que l’on ne se demande pas à quel bord appartiennent les voisins, on se demande seulement quelle sorte d’humains ils sont.
Cette mairie préserve le village. Il résiste à la grande folie environnante.
Chaque parcelle de terrain du Royaume est convoité et hors de prix. Pas ici.
Je remercie mes anges, Weber, et le maire.
De son côté rien n’ayant avancé, Clément comprend mon choix et me libère de ma promesse d’acheter une partie de la galerie. Avec le regard bienveillant qu’a toute la bande d’amis sur cet amour qu’ils ont vu naître et qui est en train de prendre la forme de deux maisons de proximité. Voisin, voisine, dit Weber en riant. Bien sûr, chacun de son côté, et puis tous les deux, nous songeons à une maison commune. Mais compte tenu de la mathématique de nos âges, nous ne compliquerons pas la tâche à nos héritiers. Sans oublier qu’il serait difficile de renoncer à cette configuration parfaite à mes yeux : chacun chez soi, ensemble, tout proches.
On s’est simplement serré la main, le maire et moi.
La parole suffit, cela aussi participe à la bonne ambiance générale.
Le projet devient donc de devenir Liouxoise – exercice d’articulation.
Il ne faudrait pas non plus croire que ce soit si simple.
La mairie attend la validation du PLU par la préfecture. Mais c’est les vacances. Weber se tient au courant de chaque étape, c’est même lui qui est allé porter les piles de dossiers à la préfecture d’Avignon. Il avait fallu faire un changement pour que le PLU plaise à l’administration, tout a été retardé de trois mois.
Peu après la poignée de mains, le PLU est validé. Je m’enquiers des étapes suivantes. Le conseil municipal doit voter le projet de lotissement, ensuite la mairie fait appel à un géomètre pour qu’il découpe les lots, après c’est les vacances. Pour finir le dossier doit passer dans quelques administrations, le cadastre, l’aménagement du territoire, le parc du Luberon peut-être, les pompiers…
Comptons une année si tout va bien.
Les grands projets ont des longs termes, me susurre ma petite voix de sagesse.
Je comprends que je vais travailler la patience.
Puisque je suis là, à regarder le temps, je décide d’écrire un recueil de poèmes sur les saisons. Je faillis le dédier à Vivaldi. Le plaisir de s’approprier un sujet vieux comme le monde. Je ne l’écris pas finalement sur les saisons – impossible d’écrire sur l’hiver au printemps, mais dans les saisons. Il m’occupera ainsi un peu de cette longue année à attendre.
Il faut dire que chaque jour m’émerveille. Je sais, cela fait niaiserie – m’en fiche. C’est une vision d’intérieur. Toujours l’histoire de l’angle de vue. Et puis un peu la chance. Et puis beaucoup l’amour. Il y a, par exemple, chaque jour quelque chose à voir dans le Royaume, un ciel, une lumière spéciale, une photo d’artiste. Je ne relâche pas mon attention, je ne veux pas en perdre une miette. Tout le monde le sait, la beauté est une nourriture. Je m’en repais.
Sans danger.
Avec Weber, nous parlons beaucoup de nos maisons. Le sujet est tentant, même si je ne veux pas faire de plans sur la comète, ne rien rêver avant la signature du compromis de vente du terrain.
Cela dit, nous avons du temps devant nous. Et des projets plus proches.
Il m’emmène là où mènent tous les chemins.
A suivre (ou pas)