Mon très cher plus vieil ami,
Cela fait longtemps que je ne t’ai pas écrit.
Tu sais, toi mieux que quiconque, comment passent les jours et comment ne pas donner de nouvelles n’est pas une absence.
Je grignote du temps au travail alimentaire, à la chaleur, à la paresse, pour te distraire et pour mon plaisir à t’écrire.
Que pendant quelques lignes, tu oublies ta grande fatigue.
C’est le deuxième été dans la maison, je m’émerveille encore. La caravane me semble à des années-lumière mais je suis chaque jour étonnée de l’espace, du confort, de l’incroyable vue, de pouvoir recevoir les enfants, les amis. Bien que sur ce dernier point, nous ne soyons pas tout à fait au point. Nous attendons la fin des travaux de la deuxième maison pour pendre la crémaillère et ouvrir les festivités.
Cela devrait être pour le printemps prochain, nous ne sommes plus à quelques saisons près.
J’ai l’impression que je ne serai pas posée tant que je n’aurai pas réunis mes gens de cœur dans ce lieu. Et j’aspire à me poser, pour entreprendre d’autres épisodes. Entre autre quelque roman dans lequel j’aimerais me lancer.
Je pense à toi souvent le soir, à la dernière cigarette avant d’aller dormir, quand je regarde la lune et les étoiles, comme un hommage à ta nature contemplative. Ce sont les mêmes à Marseille. Et je pense à toutes ces lunes. Aujourd’hui j’ai compté, cela fait quarante-sept ans que nous partageons ce compagnonnage.
Je sais que ta douce est absente pour quelques temps mais que tu n’es pas seul. Tu es bien entouré, et notre Pitchoun veille sur toi comme il veille sur tous.
Comment avons-nous fait, toi si solitaire, moi si égocentrée, pour faire un enfant aussi bienveillant avec ses proches, aussi attentif aux autres ?
Nous deux communément plutôt fuyards de la réalité, pas forcément bien conscients de nous-mêmes, avouons-le, d’esprits plutôt roublards, comment notre fils peut-il être aussi clair, aussi intellectuellement honnête ?
J’apprends beaucoup de lui, je suis certaine que toi aussi. L’ami Higelin l’a dit comme je le pense : « On n’élève pas les enfants. On s’élève avec eux. »
J’ai su que tu avais passé un après-midi avec le Voyageur, que vous avez bien ri et parlé. Celui-là aussi est si attentif aux autres. Le Taquin l’est également, à sa façon, disons qu’il grandit à son rythme. Il est comme ses frères, ils sont comme leurs pères, comme mon amour d’aujourd’hui, des hommes gentils.
J’ai aimé et crée des hommes doux, j’ai fait ma part pour lutter contre la violence du monde.
Quand je regarde mes enfants, je me dis que je ne peux pas y être pour rien, alors pour un instant, pour un instant seulement, me vient un peu de confiance en moi.
Ils sont tous venus le week-end dernier. Nous sommes allés en famille au repas du village. Soupe au pistou. Réussie.
Ça se passe devant le château, un château inhabité, racheté par Cardin.
Comme il a fait pour beaucoup de maisons et bâtiments dans le Royaume, il achète, il rénove puis il ferme à clef.
Il a ainsi acheté presque tout Lacoste qui est devenu un village de maisons vides. Ici il a acheté le château et une grande bâtisse. Tous deux sans vie. On ne sait pas ce qu’en feront ses héritiers, ils ont des centaines d’habitations désertes à gérer.
Bref, devant le château, en face du lavoir et un terrain de boule, il y a un grand champ.
Au-delà du champ, derrière un muret de pierres, c’est la campagne, un champ de lavande, un champ de cerisiers, quelques vignes, des chevaux parfois.
Pour le repas, organisé par le comité des fêtes, 200 couverts (pour un village de 250 habitants), des tables sont dressées tout autour du champ, en cercle autour de ce qui finit en piste de danse, après le dessert.
L’éclairage est assuré par une guirlande qui fait le tour du champ. Le vin est à volonté. Tu vois le tableau.
C’est un moment jovial et débonnaire.
Je crois que les enfants étaient contents de retrouver cette ambiance de village. Bien sûr ce n’est pas comme avant, on connaissait tout le monde, ici on connaît peu, mais j’étais fière de les présenter à ce peu.
Notre petite-fille s’est endormie à l’apéro. Mais nous en avons bien profité tout le week-end. Elle voulait dire un mot affectueux à Papy Weber, elle l’a appelé « mon chien », pour elle c’était tendre comme « mon chat ». Comment expliquer que ce n’est pas pareil ?
Moi, elle m’a dit que j’étais « bien gentille », un de mes fils évidemment a galéjé « elle est bien gentille la vieille !», mais dans la bouche de la petite c’était sans ironie, c’était doux à entendre.
Elle caresse mes bras et me dit que j’ai la peau douce, je me rengorge, jusqu’à ce qu’elle ajoute « pourquoi c’est mou ? ».
En réalité, malgré les aléas, je trouve drôle de devenir une vieille dame. Je l’oublie la plupart du temps mais quand je m’en rappelle, cela me surprend tellement que ça me fait sourire. Le monde, en général, est assez sympa avec les vieux, non ?
Comme s’il reconnaissait l’exploit d’avoir l’âge qu’on a et de garder la foi.
Au travail, la moyenne d’âge doit être d’une vingtaine d’années, même le patronat est plus jeune que mes propres enfants, je me régale. J’apprends des nouveaux mots et découvre des musiques. On dit des généralités de la jeunesse d’aujourd’hui mais c’est comme avant, chacun a son parcours, son histoire, son bagage. Chacun est un monde.
De toute façon Mike Jaeger vient d’avoir 80 ans, on ferme tous notre bouche.
Sauf toi qui peux la ramener.
J’ai pensé à toi à la mort de Jane. Tu l’as toujours aimée. Ton côté Gainsbar.
Je me souviens aussi d’un baiser qu’elle t’avait donné à travers la vitre d’une voiture à Paris.
Toutes nos légendes disparaissent les unes après les autres, il faut s’y faire.
Je reviens d’un restau avec des copines, Weber est à Bonnieux avec des copains. J’écris sous le préau, la lune juste en face de moi, au-dessus de la falaise.
Weber en arrivant m’a vue de loin, il descend de la voiture en chantant pour me faire rire.
Il faut que j’aille dormir, je commence tôt demain. Je suis fatiguée, je préfèrerais passer mon temps à écrire, à t’écrire, mais je vais tout de même au boulot avec le sourire. L’ambiance est bonne, les clients sont en vacances. C’est un univers étrange, qui te plairait surement. On appelle ça l’hôtellerie de plein air, en fait c’est juste un camping. Dans le personnel, même si jeune, on trouve beaucoup de cabossés de la vie, ça donne une humanité dans laquelle je me sens bien. Ça donne aussi parfois des situations de crise qui pimentent le quotidien. Comme un roman…
Dis-moi quand je peux venir te voir.
Douceur et amour pour toujours.
P.S. Je ne sais pas si tu as l’énergie pour la radio, juste une émission que j’ai trouvé intéressante ICI