Mon très cher plus vieil ami,
Je t’assure que pas un jour ne passe sans que je pense à toi, si ma présence n’est pas effective, j’espère qu’elle est tout de même réelle pour toi.
Je sais ton plaisir à découvrir ma lette le matin.
C’est ma seule raison de l’écrire.Je me pose parfois la question, pour ces lettres mais aussi de manière générale, en rapport à mon écriture et à l’intimité. Je me dis arrête de raconter ta vie en public, ça n’intéresse personne et c’est déplacé, voire indécent. Sur l’autre épaule, un autre moi me dit que toutes les vies sont intéressantes, que j’aime lire ou entendre les autres qui parlent d’eux sincèrement, nous sommes tous dans la même découverte de chaque jour, à apprendre la vie, ensemble et puis de toute façon je n’ai pas trop d’imagination, ce qui me plaît c’est de fouiller dans ce que je vis pour en trouver la poésie ou l’émotion et puis la partager, simplement parce que je suis touchée par la poésie et l’émotion des autres. On croit toujours que les autres sont comme nous, mais c’est un peu vrai.
Quand le duel est trop serré arrive la question qui tue, mais au fait pourquoi tu écris ? A quoi ça sert en vrai ? Cette grande question me fait penser à une machine à vendanger en pleine nuit, elle fracasse tout sur son passage et réveille tout le monde. Quand je la vois arriver, je suis les conseils d’une camarade aguerrie, je l’esquive. Si on va par-là, vivre même ne semble pas de grande utilité. Mais puisqu’on est là, moi j’aime bien écrire, c’est tout.
J’aime bien t’écrire parce que c’est comme quand on se parle, c’est sans chichi, sans carapace, avec juste toute notre vie sur la table.
Je ne te demande pas comment tu vas parce que je le sais. Tu es à la fois extrêmement fatigué, disons les choses comme elles sont, ou plutôt comme le dit Weber, ça m’a fait rire, il dit qu’il arrive un âge où ça commence à chauffer, fatigué mais aussi dans la vie pleinement et contemplativement, jovial et débonnaire. Vrai ou pas vrai ?
Le Pitchoun et le Voyageur me disent les moments agréables qu’ils passent avec toi. Ils veillent sur toi c’est aussi pour ça que je ne suis pas inquiète. Le Taquin me dit qu’il passe te voir en début de semaine. D’une façon ou d’une autre ils me représentent, mes fils ambassadeurs.
Ils sont tous venus le week-end dernier, avec les filles, et l’autre enfant de la maison. C’était tout doux, comme chaque fois, j’avais fait des gâteaux, on s’est promené, on a bien ri et bien mangé, apprécié l’instant.
L’harmonie dépend vraiment de chaque musicien, c’est quelque chose la bienveillance, quand dans une famille tout le monde en est pourvu ça soulage les tristesses, les chagrins, les chaos personnels, les maladies.
Weber regarde le match France Italie, je l’entends à côté faire des commentaires, quand je passe dans le salon, je le vois très impliqué, il esquisse des mouvements inconscients pour s’emparer de la balle, si je lui parle il met quelques minutes à s’en rendre compte, sa bonne éducation l’empêche de m’ignorer mais je dois attendre la fin de l’action avant que mes mots parviennent à son esprit. Ça me fait sourire. Son plaisir me fait plaisir.
C’est une bonne définition de l’amour, non ?
Il vient toujours me voir à la mi-temps, je suis en général dans la chambre ou le préau, à mon ordinateur, et il doit attendre que j’aie fini d’écrire ma phrase pour que ses paroles parviennent à mon esprit.
Notre petite-fille nous a encore ravis ce week-end, avec son vocabulaire d’une grande précision, son esprit aiguisé, son autorité (nous avons encore beaucoup joué à la maîtresse) et sa gentillesse (attentionnée et bienveillante, c’est la famille). Quand ils s’en vont, je suis certes un peu fatiguée mais surtout comblée d’une énergie sereine. La vie est simple parfois.
Ici et maintenant en tout cas, je suis tout à fait consciente que ce n’est ni partout, ni toujours. Je suis en train de lire un livre qui me bouleverse, il fait en plus écho à l’actualité, « Le parfum de l’exil » de Ondine Khayat, toute une partie est le récit d’une petite fille victime du génocide arménien de 1915, ça glace le sang. La littérature a ce pouvoir, elle me touche bien plus que les cours d’Histoire parce qu’elle révèle l’émotion, l’intime dont je parlais…
Je pense aussi tout le temps aux femmes iraniennes, je vois des vidéos passer sur Instagram, elles ne faiblissent pas, ne baissent pas les bras, ne se résignent pas, elles et ceux qui les soutiennent gagneront, je veux le croire. Je suis heureuse que le prix Nobel de la paix ait été décerné à l’une d’elles, Narges Mohammadi, en prison, une façon de leur dire que le monde ne les oublie pas.
J’étais en train de penser que je t’écris à bâtons rompus et me demandais d’où venait cette expression, j’ai demandé à Google et à GePeTto, personne ne sait vraiment, il y a plusieurs versions mais aucune n’est certaine, j’aime bien l’idée que même dans notre langage et malgré toute notre science, les études, les chercheurs, il reste des mystères aussi futiles que l’origine d’une expression si populaire.
Je te laisse car je voudrais poster cette lettre pour que tu l’aies demain matin, un clin d’œil du dimanche pour ton petit déjeuner, je le prendrai sur la terrasse, face à la falaise, avec le ciel à 180°, et je penserai à toi avec tout cet amour.
Douceur et force dans ton cœur.