Ce quartier de la ville de Luego-en-Provence est paisible – résidentiel, précisera le fait-diversier du quotidien local. On y trouve des égarés comme partout, mais il s’agit de folies douces : le vieux du bout de la rue qui fait et refait 1968, l’allumée du N°8 qui se prend pour un ange ; on invite quand même à la fête des voisins les gosses mal aimés, ceux qui cherchent des noises à tous leurs riverains.
Monsieur V., un homme également paisible, habite cette rue depuis une vingtaine d’année, il s’y sent en sécurité. En général.
Il est quasi arrivé chez lui, il descend de sa voiture, la dernière coqueluche avec toutes les options, le cadeau qu’il s’est offert pour ses cinquante ans repus (cela fait belle lurette que la Rolex adorne son poignet).
Il a pris l’habitude de la garer sous le halo d’un réverbère, ça lui fait plaisir quand il jette dehors un œil machinal depuis la fenêtre de son salon et qu’il la voit rutiler de l’autre côté de la rue, pareille à une apparition nimbée de lumière blanche.
Comme la plupart des commerçants à la fin de l’année, il est épuisé mais de bonne humeur. Il possède un grand magasin de bricolage, ce n’est pas le premier secteur qui vient à l’esprit mais il fait partie des plus florissants en cette veille de Noël.
Monsieur V. rentre donc jovial du travail.
Il serre une sacoche dans ses bras. Comme un enfant.
Il traverse la rue déserte pour rejoindre sa villa de maître. Il perçoit à peine la silhouette sur le trottoir. Elle a débouché du coin à l’ouest, elle marche à grandes foulées, effleurant le sol, pressée.
S’il l’observait il verrait qu’elle évite les réverbères, mais à sa conscience elle n’est qu’une ombre, floue dans la nuit. On devine à peine qu’il s’agit d’une femme.
Taille moyenne, corpulence moyenne – témoignera-t-il un peu au hasard.
Elle porte un long manteau sombre, emmitouflée dans une écharpe, le visage caché par un bonnet d’où s’échappe une mèche claire qu’il ne remarquera pas.
Elle arrive devant son portail au moment où il s’apprête à le rejoindre en traversant le trottoir. Courtois, il s’arrête pour la laisser passer.
Mais elle ne passe pas.
Elle se tourne brusquement, se campe face à lui. Elle sort d’une poche de son manteau un objet, immédiatement identifié par Monsieur V. malgré la panique qui lui frappe le ventre. Il est pétrifié, elle ne dit rien.
D’une main elle braque son arme sur lui, de l’autre elle fait signe de lui donner la sacoche.
Il a la sensation de se trouver dans un film muet, le temps à une vitesse artificielle.
Il cherche les yeux de la femme mais son regard s’égare dans son propre reflet : l’image de son visage ahuri dans des lunettes miroirs – incongrues pour un soir de décembre, pense-t-il bêtement.
Elle, impassible, compte sur ses doigts, lui brandit sous les yeux son pouce levé, puis l’index – il se rappellera dans un flash, longtemps après, que ses mains étaient gantées.
L’instant maintenant s’est ralenti, s’étend à perte de vue, cependant il n’hésite pas une éternité.
Il ne veut pas savoir ce qui se passerait si elle parvenait au majeur.
Elle est si calme, alors qu’il sent chacune de ses cellules trembler. Il ne pense plus à rien, il est au milieu de nulle part, dans une espèce de vide spatio-temporel, dans la faille du monde où il lui tend sa sacoche, lui donne la recette de toute la semaine.
Les mots arrivent faiblement tandis que la femme, se retournant de temps en temps, s’éloigne en courant. Stupéfait, il la regarde disparaître à l’autre coin de la rue alors que les mots se précisent dans son cerveau miné :
– Je viens de me faire braquer !
Tant interloqué qu’une nature primaire prend le dessus et double sa peine :
– Par une gonzesse !
…/…