… des noms de train

Prologue

 

   Pati, la fille qui m’hébergeait, n’était pas rentrée depuis deux jours, personne ne savait pourquoi. En général nous passions les soirées avec les garçons qui partageaient le squat. Pati sortait de temps en temps avec Philippe, mais comme tout le monde il ignorait où elle pouvait se trouver – et ne s’en inquiétait pas davantage. Il arrivait régulièrement que quelqu’un disparaisse plusieurs jours, pas un ne se serait permis de lui en demander la raison, c’était son affaire. Il arrivait aussi que quelqu’un ne revienne pas, on apprenait bien plus tard – et par des voies détournées – qu’il avait changé de squat, de ville, ou de vie. Parfois il était mort.
Le premier soir sans Pati, nous nous sommes rassemblés dans la chambre des filles, celle de Pati et moi, plus accueillante que celle des garçons, à fumer et boire comme d’habitude, à écouter la musique. Nous étions branchés Led Zep cette nuit-là – je m’en souviens. Quand nous avons parlé de Pati, nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’elle allait réapparaitre un jour ou l’autre, et clos ainsi la discussion. Le lendemain, j’ai trainé toute la journée, espérant tomber sur elle. Mais aucune de nos connaissances de la rue ne l’avait vue. C’était mon anniversaire, Pati me manquait. Ensemble nous aurions inventé un moyen d’en faire une folle soirée inoubliable, elle le fut pour d’autres raisons. Je me sentais cafardeuse. Quand je suis rentrée, à part Pascal, le squat était vide. Aucun d’eux ne me semblait un sale type, on aurait dit plutôt des petits garçons qui jouaient aux durs. Nous devions aussi, Pati et moi, donner l’impression de pauvres gamines dans des vies trop grandes. Solidaires dans la misère, nous étions tous bien trop à fleur de peau pour nous laisser toucher par une réelle affection. Nous étions potes sans être amis. Pascal s’est installé dans la chambre, cela m’a paru simplement coutumier. J’ai mis trop de temps à comprendre ce qu’il voulait, j’ai cru qu’il suffisait de dire non. Je l’ai dit. Juste avant de me trouver paralysée par la violence.

C’est la première fois qu’on me frappe. Je ferme les yeux et ne bouge plus. Je songe à une fable, une histoire de loup et d’agneau, impossible de me rappeler la morale. Je ne suis pas là. Incapable de le défendre, j’ai déserté mon corps et me désintéresse de ce qu’il devient. A la fin, je me lève, rajuste mes vêtements, prend mes affaires et quitte le squat. Sans un regard, comme on dit.

J’ai marché voilée dans les rues de la ville. J’ai essayé de dormir sous des cartons dans l’escalier d’un immeuble mais à peine assoupie je me réveillais en sursaut, je me suis donc mise en marche. J’ai vu le soleil se lever. Je continuais à marcher. J’aurais pu ainsi cheminer jusqu’à l’autre bout du pays mais il ne me vint pas à l’idée de quitter la ville. Où trouver des cartons pour dormir dans le reste du monde ? Je me fiche d’avoir froid, d’avoir sauté déjà trois repas, c’est ma vie. Je l’ai voulue, je l’ai. Je chasse de ma tête des envies de douche ou de soupe chaude, l’important est d’avancer même s’il m’arrive, absorbée par mes pensées, de tourner des heures dans le même quartier, revoir les mêmes rues. Je ne me soucie pas d’une destination, je marche seulement. Je le fais consciencieusement, sans regarder les soleils artificiels des vitrines devant lesquelles stationnent des DS aux vitres fumées. Sans plus remarquer les immeubles neufs et tristes où s’entassent des familles égarées dans nos hivers clinquants et qui me regardent passer, concentrée sur mes pas. J’ai le souvenir de cette sensation, comme il était vital d’être en mouvement. Il me semblait que si je m’arrêtais j’allais être envahie par quelque chose de si violent que je n’en reviendrais pas. En somme, je marchais pour ne pas aller plus loin.

Le temps n’est rien quand on marche au hasard, on est son propre vent. J’ai marché tout le jour.

Je n’ai pas la mémoire des dates mais personne n’oublie celle de son anniversaire – surtout ce genre d’anniversaire. Quand je découvrirai ce mot, je songerai à ce jour-là, sans y trouver davantage de sens. Je ne comprends toujours pas mon karma, le lendemain m’a réservé un si singulier cadeau. Le lendemain précisément : le 15 février 1975. J’avais quinze ans et un jour, celui de ma rencontre avec Mina. …/…

…/…