Un dernier soir d’octobre

Mon très cher plus vieil ami,


Tu connais cela, les tablées d’amis, tout ce qui circule. Tu les aimerais les amis d’ici. Tous comme des personnages de roman. Tu sais ça aussi, quand on y regarde de près, tout le monde est un personnage de roman mais certains ont des faits ou des choix dans leur vie qui la rend particulièrement romanesque. Les amis d’ici sont de cette sorte, ils ont tous emprunté des chemins de traverse.Tu connais cela, les discussions qui tournent, virevoltent, toujours un pour faire rire, même et peut-être surtout quand le sujet est grave. Tu aurais ri de l’humour de Dam qui parle du « cancer live ». Nous parlions d’ailleurs d’un ami complètement guéri après plusieurs années difficiles. Un bon exemple à suivre.
Tu serais sans doute sous le charme de Lady S, son histoire te passionnerait, comme je te connais tu la ferais parler, il y a une magie dans ta science de l’écoute.
Elle te raconterait sa vie rocambolesque. Elle est veuve d’un homme M. qu’elle a beaucoup aimé, ils se sont connus enfants, cette enfance se passe dans la diplomatie américaine des années 50, rien que ça (elle a des souvenirs de petite fille avec Kennedy ou le roi du Maroc).
Bref M. et elle se retrouvent bien plus tard, nous sommes à New-York fin des années 90, ils se regardent d’un autre d’œil – dixit Lady S. Elle l’invite à diner, il faut te dire qu’elle est une cuisinière remarquable, c’est une passion pratiquée depuis toujours, avec noblesse comme tout ce qu’elle fait ou est. Donc elle prépare des escalopes de veau à la crème et aux champignons (Lady S. donne toujours ce genre de détail quand elle raconte, pour indiquer l’ambiance) et une bouteille de champagne. M. arrive en retard, saoul, s’affale sur le canapé et s’endort. Lady S. vaque puis monte se coucher. Quand elle se réveille le lendemain matin il n’est plus là.
Trois semaines de silence puis il l’invite à dîner chez lui, il a également cuisiné, préparé une bouteille de champagne et un joint en supplément. Lady S. fait partie de ses personnes qui vomissent et s’endorment si elles mélangent alcool et joint. C’est ce qu’elle fait, elle vomit et s’endort. On peut dire que leurs débuts n’ont pas été faciles mais l’histoire est belle, vingt-cinq ans de mariage, séparés seulement par la mort.
Pour te dire le sel du récit de leur rencontre amoureuse, M. a expliqué à Lady S. sa fuite au matin de leur premier faux dîner et le silence de trois semaines.
Quand il s’est réveillé sur son canapé, en quête d’un glaçon pour son coca matinal (nous sommes à New-York, chaque civilisation a son propre traitement de la gueule de bois), il a ouvert le congélateur et découvert des cous et des pattes de poulet ainsi que des t-shirts. Ça semble l’avoir effrayé, il s’est dit que Lady S. avait changé, se demandant si elle s’adonnait au Vaudou. Mais elle lui a expliqué, et à nous aussi, n’oublie pas que le bleu de son cordon est haut de gamme, que les pattes et les cous de poulet étaient destinés à ses fonds de volaille. Et pour les t-shirts, quand tu es une universitaire occupée longtemps à son bureau à rédiger des thèses (Lady S. est également un cordon bleu de l’esprit) dans l’étouffante chaleur de la ville et sans climatisation, tu as un roulement de t-shirts au congélateur pour te rafraîchir et pouvoir travailler.
La vie de lady S. abonde d’histoires fantastiques, j’attends qu’elle les écrive, j’espère qu’elle ne m’en voudra pas de t’avoir raconté celle-ci.
Z. te ferait beaucoup rire aussi, comme nous tous. Elle narre avec des mots de livres, des mots rares et précieux, elle invente des tournures d’écrivain, elle te décrit un homme « débordant d’italianité » et tu le vois.
Et puis les autres, tu les aimerais tous.
Pendant le repas il y a eu un moment de silence, quand nous avons parlé des Iraniennes et des Iraniens, qui se révoltent au péril de leurs vies pour leur liberté. Les révolutionnaires français qui se disent en dictature en deviennent ridicules, non ? Je ne dis pas qu’il n’y a rien à changer, mais user de ce terme est indécent.P
Tu connais cela, une fois les amis partis, la table débarrassée, les bouteilles vides jetées, la vaisselle terminée, on se retrouve plus joyeux, plus riche de ces instants volés aux souffrances générales et particulières, ou juste à l’ordinaire.
L’envie de partager ce moment avec toi, la lune en face, les étoiles rutilantes, des aboiements de chiens dans le silence et la nuit, la douceur d’être.
Force et amour à toi et ceux qui t’entourent.

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